lundi 3 février 2025

Entre tradition et postmodernité. Résilience du folklore alpin ?

 



 

À quoi sert le carnaval ?  À plein de choses, bien sûr. Les historiens et les anthropologues ont réalisé des études merveilleuses à ce sujet. Et les folkloristes aussi, bien entendu, comme Giuseppe Cocchiara, célèbre par son ouvrage Il mondo alla rovescia ( Le monde à l’envers)*.  Parmi les fonctions du carnaval, on le sait, il y a celle de nous représenter la société telle qu’elle serait si les conventions qui la règlent n’étaient pas respectées : si les lapins, armés de fusils, faisaient la chasse aux chasseurs, si les bœufs, avec de grands coutelas, écorchaient vifs les bouchers, si les ânes faisaient tirer la charrette aux fermiers, si les pauvres faisaient l’aumône aux riches etc. Le Carnaval permet de revenir au monde indifférencié des origines, là où les identités sont encore fluctuantes. Dans ce monde où on peut être plusieurs choses à la fois, et la rigueur de la loi est suspendue**, on a le droit de transgresser et de se défouler.  La transgression n’est pas seulement permise, elle fait l’objet d’une prescription : « et à ceux qui ne font pas la fête, dit le refrain d’un chant traditionnel, nous couperons la tête … ».  Bref, on fait imploser les désirs refoulés et les fantasmes socialement réprimés au sein d’un périmètre de sécurité : l’espace/temps de la scène carnavalesque.

Le Carnaval est aussi le moment du retour des exclus : les morts, qui rejoignent la communauté pour faire un rapide coucou, les hommes sauvages et autres personnages fantastiques qui circulent la nuit dans les bois, les animaux de la ferme qui se mélangent à la foule comme si on était tous copains - pour ne pas parler des bêtes de la forêt qui nous aident à représenter, derrière le masque, notre sauvagerie à nous.

On sait que dans les Alpes les cortèges carnavalesques sont encore assez vivants***. Je viens d'assister à celui de Fornesighe, près de Forno di Zoldo, le seul hameau de la vallée, m’a-t-on précisé, épargné par les flammes qui menacent fatalement les fragiles structures en bois de l’architecture locale. Dans les deux ou trois billets suivants je ferai état de mes sentiments de témoin occasionnel.

 

* Giuseppe Cocchiara, Il Mondo alla rovescia, Torino, Boringhieri, 1981.  
** Ou, pour être plus précis, « licenciée » : la libertas decembrica donnait la licence de ne pas respecter les codes moraux en vigueur (Cf. Carl Gustav Jung dans l’ouvrage collectif consacré à la figure du Trickster : (Paul Radin, Charles Kerenyi, Carl Gustav Jung), Le Fripon divin, Georg éditeur, 1993 [1958]

*** Comme dans les Pyrénées, célèbres pour la fête de l’ours devenue de plus en plus une attraction touristique.

dimanche 2 février 2025

La boîte magique et les pantegane (3 sur 3)


(Suite et fin) Au bout de l’allée, derrière le virage, trônait un gros conteneur en plastique en forme de pyramide destiné au compostage. C’était un composteur magique : on avait beau le remplir, il restait toujours à moitié vide.

On comprit plus tard son secret. C’est comme pour le chien. Si son maître et sa famille avaient été végétariens, il n’y aurait pas eu de problèmes. Et s’ils avaient respecté les consignes en matière de compostage tout se serait bien passé. Le fait est qu’ils utilisaient  le composteur pyramidal comme une micro-décharge, pour ne pas dire un charnier : « Mais tu y mets les peaux du fromage et les coquilles d’œuf ? ». « Bien évidemment, c’est de la matière organique ». « Et les os du poulet » ? « Bien sûr, ça se décompose : "Souviens-toi que tu es poussière, et que tu redeviendras poussière" … ».

Ayant dépassé l'âge adulte depuis un long moment, le chien quitta la scène. Son maître en profita pour disperser du raticide partout. Les pantegane, qui sont intelligentes, quittèrent les lieux et  allèrent contribuer à la biodiversité quelque part ailleurs.

Le composteur n’était pas très en forme lui non plus et on décida de le supprimer. Surprise : son fond avait disparu, complètement rongé par les rats. De son emplacement partaient des tunnels qui s’enfonçaient dans la terre mélangée à des morceaux de plastique de toutes les couleurs. La colline était devenue un immense gruyère et, pour éviter qu’elle s’écroule, il fallut la bétonner.

Morale : certains humains sont moins éveillés que certaines pantegane.

vendredi 31 janvier 2025

La boîte magique et les pantegane (2 sur 3)





(Suite) En regardant par la fenêtre, on voyait débarquer les pantegane en plein jour. Elles apparaissaient furtives au fond de l’allée, hésitaient un moment, et se lançaient dans une course effrénée, comme des commandos sur une plage normande, pour atteindre la gamelle.  Le chien, imperturbable, s’en foutait. Il connaissait les pantegane de longue date. Ils s’appréciaient mutuellement.

Le maître du chien sortit de l’armoire sa carabine  à air comprimé et, la fenêtre entrouverte, se mit à tirer sur les pantegane. Pendant quelques jours il arriva à en foudroyer quelques-unes, sans ressentir le moindre remords. Mais bientôt la nouvelle se répandit. Un blessé, peut-être, rentré dans la tanière, fit circuler l’information : « Il y a un fada … je ne sais pas ce qui lui prend, il nous tire dessus ! ».  A partir de ce moment, les pantegane n’opérèrent que la nuit. Difficile de les chopper. Et mettre de la mort-aux-rats dans la gamelle du chien n'aurait pas été la bonne solution. (À suivre)

mercredi 29 janvier 2025

La boîte magique et les pantegane (1 sur 3)

 


Si le chien avait été végétarien les choses se seraient passées autrement. Sa gamelle était en bas de la fenêtre, à l’arrivée d’une petite allée. On y déposait toutes sortes de restes carnés à l’état de conservation très variable.

Lorsque, après une absence prolongée, le maître du chien s’en aperçut, c’était trop tard : les pantegane s’étaient installées.

En Vénétie, on appelle par ce nom le surmulot (rattus norvegicus ou, si on préfère, rat d'égout, rat de Norvège ou encore rat gris). L’étymologie vénitienne situe les origines de ce rongeur bien connu dans la Mer noire (du latin Ponticus). C’est un animal « indispensable pour la biodiversité », précisent les sources, et particulièrement intelligent, mais qui ne jouit pas d’une réputation excellente (je constate, au passage, l’assonance de « pantegana » avec le lombard « spantegàr » (disséminer avec perfidie) et avec « pandémie »). Les complotistes lui attribuent un rôle central dans la propagation de la peste (À suivre).

dimanche 26 janvier 2025

Pas sur mon parking. Short Story

 


 

Val di Zoldo (Dolomites) hier matin. Un jeune homme s’apprête à sortir avec son chien pour une promenade. En regardant par la fenêtre, il aperçoit sur le parking un loup qui est en train de dévorer un cerf. Il décide de rester à la maison.

vendredi 24 janvier 2025

À propos du « Dessein intelligent ». Short story.

 


Mousse artificielle Éternelle, Plante Verte

 

Voici une histoire vraie recueillie par moi-même il y a quelques années. Juste avant les fêtes, un père de famille s’était rendu dans les bois ramasser de la mousse pour la crèche de Noël. Dans la mousse il y avait une tique. Il est mort quelques mois plus tard.

mercredi 22 janvier 2025

La couleur des ongles lorsqu’on aime creuser



Lorsque j’étais petit, bien avant l’invention des « animateurs nature », bien avant que des émissions comme « C02 mon amour » ou « La terre au carré » nous apprennent à apprécier la Wilderness, j’aimais m’enfoncer dans les bois derrière la maison. J’y allais tout seul comme Henry David Thoreau (j’exagère un peu, j'y restais moins longtemps) et je revenais avec des cyclamens, des cailloux, des perce-neiges, des brindilles de saule annonçant le printemps. Mes ongles, pleins de terre, étaient toujours d’un noir profond. Pour me taquiner, on me disait : « Sergio, sei in lutto ? Ti è morto il gatto ? (« Sergio es-tu en deuil ? Est-ce que ton chat est mort? »*. Les gens riaient. Moi, je n’y arrivais pas. C’est dire si les sensibilités ont changé.  

* Les lecteurs auront sûrement saisi le caractère à la fois éloquent et énigmatique de cette phrase, qui ouvre sur un monde où le rapport aux chats n'était pas le même que celui d'aujourd'hui.

dimanche 19 janvier 2025

Quand on aperçoit les oreilles du lièvre

 

Dans le billet précédent j’ai évoqué la proposition de Raphaël Larrere de transformer les grands prédateurs en gibier chassable et sa réflexion autour des raisons qui empêchaient de réguler la démographie des ours et des loups par des plans d’abattage gérés par les chasseurs. Ce refus, constatait Larrère, ne venait pas des doutes éventuels quant à l’efficacité de la stratégie. Le véritable enjeu concernait la légitimité même de la chasse. Autrement dit : « Si on est contre la régulation sélective des ours et des loups par les  chasseurs, qui aurait tout l’air de marcher,  c'est parce qu’on est contre la chasse en général ».

Un article de  2003  ( accessible à l’adresse suivante https://www.jstor.org/stable/1480073 ) permet de saisir le raisonnement de Larrère dans son intégralité).

Ce matin, en lisant un proverbe breton, j'ai pensé  aux plans d’abattage et au mythe émergent de l'écologisme rural (un écologisme « atavique transmis d'une génération à l'autre depuis la nuit des temps  ... ») :  

 « Quand on aperçoit les oreilles du lièvre, c’est tout de suite qu’il faut l’assommer ».

Derrière la métaphore, on mesure la distance qui sépare la gestion contemporaine du « capital faunistique » des manières  plus expéditives d’aborder le sujet chez les non-modernes.

L'apparition d'un lièvre? Une occasion à ne pas manquer !

vendredi 17 janvier 2025

Raphaël Larrère

 


À l’époque, pour travailler autour de la nature, de la chasse, du sauvage  (sujets considérés comme marginaux chez les anthropologues péninsulaires),  les italiens devaient traverser les Alpes.  Lorsque, ma thèse à peine terminée, je suis entré dans le bureau de Raphaël Larrère  à qui on avait signalé mon existence (il était question d’un poste de chercheur autour de problématiques proches des miennes) j’étais assez intimidé.  J’ai remarqué son élégance à la fois sobre et vaguement excentrique (je crois me souvenir d’un gilet en velours à l’allure texane).  Son regard était  luisant et chaleureux. Pendant qu’on parlait il s’est mis à bricoler autour d’une théière et  il  a roulé une cigarette. Il l’a même allumée  (nous évoluions  encore dans ce no mans land bureaucratique qui a précédé l’interdiction  réelle de fumer dans les espaces publics).  Ses recherches sur la cueillette et la forêt en général m’avaient beaucoup passionné par leur précision ethnographique, liée à une capacité rare de mise en perspective théorique.  On a terminé la conversation en échangeant nos avis autour de nos champignons préférés. Je suis sorti du bureau avec le sentiment d’être un adulte, je veux dire un interlocuteur. Par la suite nous avons eu l’occasion de communiquer  à plusieurs reprises et parfois de collaborer. Sa disponibilité m’a toujours honoré. Ses contributions à l’anthropologie de la nature sont parmi les plus significatives et j’aurais du mal à les résumer en quelques lignes*. Juste pour l’anecdote, je me souviens d’une réunion pendant laquelle il suggérait, pour régler le problème de la prolifération excessive des grands prédateurs, de modifier leur statut en les rendant « espèce chassable ».  Devenus du gibier, les ours et les loups rentreraient dans les plans de chasse au même titre que les cerfs ou les chamois : leur démographie serait donc régulée par les chasseurs eux-mêmes.  Des raisons purement idéologiques, paraît-il (leurs défenseurs diront qu’elles ne sont pas idéologiques mais morales) coupent les ailes, en France, à ce genre  de propositions ** 

Cette suggestion  n’empêchait  pas Raphaël Larrère d’être tout à fait favorable au retour des grands prédateurs dans les régions qu’ils occupaient avant leur éradication. Dans le faire part de son  décès,  survenu le 4 janvier, on peut lire :

« Ingénieur agronome, directeur de recherche à l’INRA, il aimait la nature, cueillir la montagne, et protéger les loups ».

L’anthropologie de la nature est aujourd’hui très à la mode. Je regrette la disparition d’un pionnier.

* Si j’arrive à l’obtenir, je mettrai dans un prochain billet la bibliographie le concernant.

** Mais  pas en  Slovénie, par exemple, où cette solution marche admirablement. 

mercredi 15 janvier 2025

Le toutou-garou

 

Ça a démarré en Allemagne, paraît-il, mais on signale plusieurs cas analogues en Finlande, Belgique, Pays-Bas, Suisse …
Soudainement, les chiens d’appartement les plus paisibles sont saisis par des crises de panique accompagnées par  des hallucinations, des convulsions, des comportements agressifs. Pour rendre le tout encore plus spectaculaire, ils se mettent à hurler comme des loups. On a baptisé cette constellation de  symptômes  le « syndrome du loup-garou » et attribué ses origines à la consommations d’un os en peau de bœuf destiné à assurer l’hygiène dentaire du meilleur ami de l’homme. Mais les vraies causes sont peut-être ailleurs (le retour du refoulé, par exemple). Les plus pessimistes pourraient y voir des signes avant-coureurs de la fin de l'alliance entre les humains et les non-humains, le point d'arrêt de la  coévolution, le crépuscule du projet domesticatoire.

lundi 13 janvier 2025

Quand le crapaud chante

 

Gouache de Fancisco da Silva, 1966

Finalement un ciel dégagé. Cela fait particulièrement plaisir à ceux qui, débarqués par hasard dans le Finistère (c'est mon cas),  passent leur temps à critiquer la météorologie locale*. Je jette un coup d’œil aux proverbes de janvier et je tombe sur  « Soleil au jour de Saint-Hilaire (13/01), rentre du bois pour ton hiver ». Pas très encourageant. Celui-ci non plus : « Quand le crapaud chante en janvier, serre ta paille, métayer ». Il  n’est pas gai mais il me fait sourire. Je connaissais le chant des loups, celui des sirènes  et celui  des grenouilles. Je cherche à me figurer celui des crapauds.

* Ils n’avaient qu’à rester chez eux, bande de Ritals !

samedi 11 janvier 2025

Être lépidoptère à Aix-en-Provence

Une amie romaine faisait ses études à Aix-en-Provence. Un jour sa tante, une institutrice à la retraite, lui a envoyé une carte postale à l'adresse suivante  : Mademoiselle XY. Cité universitaire des Cuques, rue etc., Papillon n.3. On a trouvé la chose très poétique. Ce qui ne nous a pas empêché de rire.

C'est merveilleux d'étudier dans un pays où l'on vit dans des quartiers papillonnaires.


mercredi 8 janvier 2025

Retrouve-t-on ses chiens au Paradis ? Même les dobermann ?

 


 

On peut avoir un dobermann à différents titres : parce qu’on se sent menacé, par exemple, ou parce qu’on est fasciné par sa violence  présumée*. On peut aimer le dobermann en raison de son « patriotisme », dans le sens qu’il adore son maître, à savoir son patron. On peut s’identifier au dobermann en le considérant comme victime d’un mauvais procès (« On lui attribue injustement des dispositions qu’il n’a pas », pensent certains propriétaires, « et nous le prouverons scientifiquement en le laissant seul à côté de nos bébés  … »). On peut apprécier le dobermann parce qu’il ne craint pas le feu des lance-flammes, c’est  toujours utile, parce qu'il est un « visionnaire »,  ou parce que d’autres, notamment « ces autres- là dont on va s’occuper bientôt », ne l’apprécient pas du tout.

Personnellement, le jour du bilan final, j’aimerais qu’on puisse dire de moi : « Il a été entouré par plusieurs races canines, mais pas par des dobermann » **.

* Je dis présumée parce que la violence du dobermann, paraît-il, est juste une rumeur.

** C’est dire si je suis raciste. En fait, ce que je n'aime pas chez le dobermann, ce n'est pas forcément le chien (quoi que ...) mais ce qu'il représente, le message qu'on communique par son intermédiaire.

dimanche 5 janvier 2025

Les Japonais haussent le thon

 

J'ai emprunté cette image au quotidien La Repubblica d'aujourd'hui

Les Japonais, pour dire les choses de façon plus précise, haussent le prix du thon. Lors de la première vente annuelle au marché  Toyosu, à  Tokyo, celui de la photo a été vendu pour 1 million et 300.000 euros. Simultanément – c’est sans doute une synchronicité - le parc Marineland d’Antibes a fermé ses portes. Les deux cas prouvent la grande valeur que nous attribuons aujourd'hui à la faune sauvage.


vendredi 3 janvier 2025

Cimetières animal frendly

 


Giacomo Ceruti (1698 - 1767), Portrait de vieil homme avec carlin

Je viens de lire dans La Repubblica du 2 janvier une nouvelle qui fait écho aux remarques de mon dernier billet concernant l’effritement de l’ancienne frontière qui nous séparait des autres animaux.  La commune de Milan a décidé que, dorénavant, les propriétaires de chiens, chats, tortues, lapins, hamsters, furets, poissons et autres animaux de compagnie, pourront héberger dans leur tombe les cendres de leurs protégés.

Pour de nombreux citoyens c’est sûrement un pas en avant. D’autres se sentiront dépaysés : ils prévoyaient d'être enterrés dans un cimetière. Ils auront le sentiment d’être enterrés dans un zoo.

mercredi 1 janvier 2025

Chiens d’antan

 


 Antonio Ligabue, Autoportait avec chien , 1957

La nouvelle année m'inspire des généralisations.  J’ai l’air cynique, parfois, parce que j’aime rappeler la distance qui nous sépare des autres animaux (chez moi c’est une priorité morale).  Mais je sais bien à quel point les non-humains  peuvent  laisser des traces profondes dans notre vécu.  Je pense à mes chiens. Nous nous comprenions très bien et, en arpentant avec application les espaces verts, nous avons beaucoup collaboré à notre bonheur réciproque.  Ça a été merveilleux*


* C’est drôle, mais dans ce billet très spontané j’ai le vague sentiment d'avoir été influencé par  ChatGPT.