Aborigènes australiens ne dissimulant pas leurs faible intérêt pour le dialogue interculturel
(Suite) Or, si les émotions des Autres, tant bien que mal, nous ont toujours intéressé, ce qui change aujourd’hui est peut-être la manière de les aborder : le mot « perception » a pris de l’importance depuis un long moment et le ressenti du sujet, (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique ») est de plus en plus envisagé comme un champ d’exploration à part entière. Mais comment rendre audible ce ressenti à nos oreilles « modernes » habituées à bien d’autres musiques ? Comment s’ouvrir à cet exercice herméneutique tout en respectant les exigences d’une démarche scientifique ?
Ce n’est pas un hasard si, parmi les premiers ethnologues à avoir posé en termes critiques la question de la traduction des émotions d’une culture à l’autre nous avons des écrivains : Victor Segalen, qui n’était pas à proprement parler, un ethnologue. Et Michel Leiris, qui l’était entièrement. Peut-on parler des émotions de l’Autre, cette présence énigmatique qui nous trouble par sa diversité, sans passer par nos émotions à nous ? Leiris est sans doute un des premiers à avoir abordé la question des émotions du chercheur sous l’angle épistémologique.
Et après, bien sûr, il y a Georges Devereux qui, plus proche des sciences dures et du protocole expérimental, met au premier plan, dans la démarche anthropologique, le rôle fondamental de l’angoisse du chercheur face aux réactions mystérieuses du « cherché »*. Loin d’être une perturbation à éliminer, cette angoisse, fruit de l’échange et donc du dialogue, est la seule donnée fiable dont le chercheur dispose pour nourrir son analyse***.
La question des passions du chercheur anime également, sur un autre plan*, Ernesto De Martino qui dans les années 1950 développe sa théorie de l’ethnocentrisme critique. De Martino en veut à l’illusion « scientiste » selon laquelle on pourrait garder une neutralité bienveillante face aux civilisations différentes de la nôtre (il suffirait, selon certains ethnologues, notamment anglo-saxons, de mettre entre parenthèse notre ethos et nos « préjugés »). ... En omettant d’évoquer les raisons de notre intérêt pour l’Autre, de notre irruption dans son horizon, le document anthropologique ressemblerait à une somptueuse tombe de marbre : la surface polie cache les non-dits qui pullulent comme des vers à l'intérieur. Pour De Martino le texte anthropologique ne doit pas décrire une société mais les modalités de la rencontre avec cette société. Il doit relater la confrontation entre deux manières différentes de se rapporter au monde, le choc qu’elle a provoqué et les raisons civilisationnelles qui sont à l’origine de ce traumatisme. Autrement dit, l’observateur occidental, à l’instar du non-occidental, est forcément ethnocentriste, parce que c’est à partir de ses valeurs (de sa manière d’évaluer les comportements humains, de s’émouvoir etc.) qu’il appréhende, par comparaison, celles des autres. Mais la prise de conscience de cette diversité « scandaleuse » peut l’aider à saisir les limites de sa vision du monde, de la remettre en cause et de l’élargir. (À suivre).
* Puisque ce texte commence à devenir trop sérieux, je me permets de faire le bouffon, trouvant que rappeler le caractère asymétrique de l’enquête ethnographique est toujours salutaire. L’opposition observateur/observé (comme si l’Autre était un virus ou un légume que l’on observe sans réciprocité) porte déjà en elle les marques de cette asymétrie. D’autres binômes sont encore plus explicites : enquêteur/enquêté, par exemple, qui renvoie à l’enquête judiciaire (les anthropologues aiment le signaler). En italien l’opposition ricercatore/ricercato, pour ironiser encore un peu sur cette asymétrie, marche particulièrement bien, le ricercato, dans la langue de Dante, étant le repris de justice.
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On notera les analogies, dans tout autre contexte, avec la démarche de
Jeanne-Favret Saada, que je ne traite pas ici mais que j’évoque ailleurs. J’en
profite pour donner les références des articles que j’ai consacrés à cette
problématique : "Équation personnelle’ et statut de l’observateur
dans la tradition ethnologique”, Sociologie
du Sud-Est, Aix-en-Provence, 59/62 : 7-26., 1990 - « Je interdit ». Le
regard presbyte de l’ethnologue, in (Georges Ravis-Giordani éd.), Ethnologie(s). Paris, CTHS, p. 18-40 «
Les confessions d’un traître.» De l’indécence du regard ethnologique et de la
manière de s’en sortir ». In (P. Alphandery, S. Bobbé dir.), Postures
et cheminements du chercheur, Communications n. 94, p. 91-107 -
*** Le chercheur en tant que membre d’une communauté caractérisée par une histoire et une conception du monde spécifiques.