jeudi 18 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui) ? Deuxième épisode

Aborigènes australiens ne dissimulant pas leurs faible intérêt pour  le dialogue interculturel

(Suite) Or, si les émotions des Autres, tant bien que mal, nous ont toujours intéressé, ce qui change aujourd’hui est peut-être la manière de les aborder : le mot « perception » a pris de l’importance depuis un long moment et le ressenti du sujet, (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique ») est de plus en plus envisagé comme un champ d’exploration à part entière. Mais comment rendre audible ce ressenti à nos oreilles « modernes » habituées à bien d’autres musiques ? Comment s’ouvrir à cet exercice herméneutique tout en respectant les exigences d’une démarche scientifique ?

Ce n’est pas un hasard si, parmi les premiers ethnologues à avoir posé en termes critiques la question de la traduction des émotions d’une culture à l’autre nous avons des écrivains : Victor Segalen, qui n’était pas à proprement parler, un ethnologue. Et Michel Leiris, qui l’était entièrement. Peut-on parler des émotions de l’Autre, cette présence énigmatique qui nous trouble par sa diversité, sans passer par nos émotions à nous ? Leiris est sans doute un des premiers à avoir abordé la question des émotions du chercheur sous l’angle épistémologique.

Et après, bien sûr, il y a Georges Devereux qui, plus proche des sciences dures et du protocole expérimental, met au premier plan, dans la démarche anthropologique, le rôle fondamental de l’angoisse du chercheur face aux réactions mystérieuses du « cherché »*. Loin d’être une perturbation à éliminer, cette angoisse, fruit de l’échange et donc du dialogue, est la seule donnée fiable dont le chercheur dispose pour nourrir son analyse***.  

La question des passions du chercheur anime également, sur un autre plan*, Ernesto De Martino qui dans les années 1950 développe sa théorie de l’ethnocentrisme critique. De Martino en veut à l’illusion « scientiste » selon laquelle on pourrait garder une neutralité bienveillante face aux civilisations différentes de la nôtre (il suffirait, selon certains ethnologues, notamment anglo-saxons, de mettre entre parenthèse notre ethos et nos « préjugés »). ... En omettant d’évoquer les raisons de notre intérêt pour l’Autre, de notre irruption dans son horizon, le document anthropologique ressemblerait à une somptueuse tombe de marbre : la surface polie cache les non-dits qui pullulent comme des vers à l'intérieur. Pour De Martino le texte anthropologique ne doit pas décrire une société mais les modalités de la rencontre avec cette société. Il doit relater la confrontation entre deux manières différentes de se rapporter au monde, le choc qu’elle a provoqué et les raisons civilisationnelles qui sont à l’origine de ce traumatisme.  Autrement dit, l’observateur occidental, à l’instar du non-occidental, est forcément ethnocentriste, parce que c’est à partir de ses valeurs (de sa manière d’évaluer les comportements humains, de s’émouvoir etc.) qu’il appréhende, par comparaison, celles des autres. Mais la prise de conscience de cette diversité « scandaleuse » peut l’aider à saisir les limites de sa vision du monde, de la remettre en cause et de l’élargir. (À suivre).

* Puisque ce texte commence à devenir trop sérieux, je me permets de faire le bouffon, trouvant que rappeler le caractère asymétrique de l’enquête ethnographique est toujours salutaire.  L’opposition observateur/observé (comme si l’Autre était un virus ou un légume que l’on observe sans réciprocité) porte déjà en elle les marques de cette asymétrie. D’autres binômes sont encore plus explicites : enquêteur/enquêté, par exemple, qui renvoie  à l’enquête judiciaire (les anthropologues aiment le signaler). En italien l’opposition ricercatore/ricercato, pour ironiser encore un peu sur cette asymétrie,   marche particulièrement bien, le ricercato, dans la langue de Dante, étant le repris de justice.

** On notera les analogies, dans tout autre contexte, avec la démarche de Jeanne-Favret Saada, que je ne traite pas ici mais que j’évoque ailleurs. J’en profite pour donner les références des articles que j’ai consacrés à cette problématique : "Équation personnelle’ et statut de l’observateur dans la tradition ethnologique”, Sociologie du Sud-Est, Aix-en-Provence, 59/62 : 7-26., 1990 - « Je interdit ». Le regard presbyte de l’ethnologue, in (Georges Ravis-Giordani éd.), Ethnologie(s). Paris, CTHS, p. 18-40 « Les confessions d’un traître.» De l’indécence du regard ethnologique et de la manière de s’en sortir ». In (P. Alphandery, S. Bobbé dir.),  Postures et cheminements du chercheur, Communications n. 94, p. 91-107 -

*** Le chercheur en tant que membre d’une communauté caractérisée par une histoire et une conception du monde spécifiques.

 

mardi 16 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui?) Premier épisode.

 


David Teniers II les Jeunes (Anvers 1610 - Bruxelles 1690) « Fête dans le village » Huile sur toile (détail)

Voici donc la première tranche de mon intervention orale lors de la séance introductive du séminaire «Ruralités contemporaines en question(s) ». Comme on le verra, il s’agit juste d’une liste de noms et de postures bien connues par ceux  qui pratiquent nos disciplines. On découvrira par la suite que mon but, derrière cette histoire d’émotions, était d’annoncer la parution imminente d’un ouvrage collectif consacré aux périphéries. Un bel exemple d’opportunisme !

Je commencerai par un préambule historique en rappelant que l’anthropologie des émotions - et je parle de l’anthropologie au sens large – ne date pas d’aujourd’hui, loin de là. Les émotions de l’Autre nous ont toujours intéressés énormément. Pour les comprendre, certes, mais aussi pour les exorciser, pour les maîtriser. Que l’on songe aux travaux de Gustave Le Bon, père de la psychologie sociale, et à son intérêt pour les foules. C’est en raison de leurs émotions collectives que les foules perdent la tête, alors que chaque individu, pris singulièrement serait bien plus sage. Le mot « émotion » et le mot « émeute » ont la même racine. Le mot « meute » aussi. Cela vient de motus, mouvement. L’émotion est ce qui nous met en mouvement.

Le thème des émotions individuelles qui fusionnent dans l’espace public en altérant notre rapport ordinaire au monde a été repris par Freud, là où il s’interroge sur l’alchimie qui se crée au sein d’une multitude qui délègue au chef charismatique la responsabilité morale de l’action collective (un lynchage, par exemple). Elias Canetti reviendra à son tour sur cette problématique. Mais j’oubliais Émile Durkheim (et beaucoup d’autres pionniers, certainement). Son intuition géniale sur les origines du sacré repose sur la grande charge émotionnelle suscitée, chez les Aborigènes australiens, par la participation collective à la fête du printemps.  Lucien Lévy-Bruhl était tout-aussi intéressé à l’influence des émotions dans la manière de se représenter le monde.  Sa réflexion autour de la mentalité primitive (axée sur la notion de « participation mystique »), part de l’idée que, dans les sociétés qu’il qualifiait d’« inférieures », ce sont justement les affects, les émotions, qui déterminent la lecture du réel *.

L’anthropologie religieuse, avec son intérêt pour le sacré, la fête et le deuil, est toute entière une anthropologie des émotions, de Rudolf Otto jusqu’à Ernesto De Martino et à ses épigones. L’ethnomusicologie également. Lorsque Gilbert Rouget nous parle de la transe, il nous livre un traité sur l’émotionnel et le sensoriel. Je ne vais pas m’attarder sur l’anthropologie américaine, accusée parfois de « psychologisme » parce que, justement, elle réservait aux sentiments et aux valeurs des acteurs, à leur ethos, une place centrale. Chez les Culturalistes américains, l’ethos n’est pas seulement l’ensemble des schémas cognitifs, des associations symboliques et des règles morales propres à une société, il concerne aussi, et je dirais presque en premier lieu, la dimension des affects transmis socialement d’une génération à l’autre.

Jusqu’à une époque récente, ces émotions étaient considérées comme des objets d’étude indispensables pour comprendre le fonctionnement des sociétés, mais la tâche des sciences sociales était d’aller au-delà des sensations et des affects (et de leur influence sur les représentations vernaculaires produites par les acteurs sociaux)**. Même l’ethnologie, pendant très longtemps, est restée objectiviste (en mettant des guillemets, on pourrait même dire  positiviste ) et se méfiait de toute interprétation subjective, « savante » ou « profane », entachée, par définition, d’affectivité. On a épilogué beaucoup autour du passage où Claude Lévi-Strauss nous invitait à séparer le sujet (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique »*), du phénomène analysé, dont les lois de fonctionnement répondent à une logique sous-jacente qui échappe à la conscience immédiate du chercheur et  de ses « informateurs ». (À suivre).

* En fin de carrière Lévy-Bruhl reconnaîtra que même dans les sociétés « supérieures », pour ainsi les appeler, les traits qu’il prêtait aux sociétés primitives ne manquent pas.

** Que l’on songe aux anathèmes de Durkheim à l’égard du sens commun.

*** Cf. L’homme nu, Plon, 1971

 

samedi 13 décembre 2025

Le droit aux émotions


 Un berger avec son chien (carte postale)

À partir du prochain billet, comme je l’avais annoncé, je bouleverserai le rythme de ce blog en présentant, coupée en morceaux, ma contribution à la journée introductive du séminaire Ruralités contemporaines consacré, cette année, aux émotions.  Ce faisant,  je squatterai le blog, puisque mon propos ne concerne la question animale que de loin (un peu, quand même,  dans la mesure où les émotions du chercheur et de ses interlocuteurs reposent sur un substrat animal, le même qui rend possible la communication avec les non-humains).

Pour assurer la transition, après mon histoire de gélinottes recyclées,  j'évoquérai un souvenir qui m’est remonté à l’esprit en pensant aux émotions.

Pendant un certain temps, lors de mes enquêtes dans la région alpine, il m'arrivait de croiser un berger avec qui j'échangeais quelques mots. Il était accompagné par un jeune chien qui lui tournait autour comme une girouette, persuadé, j'imagine,  que c’était ça son métier. Un jour je l’ai rencontré sans chien :

- Et le chien ?

- Il a avalé une saloperie et il est mort.

En me donnant la triste nouvelle il avait l’air particulièrement ému. Il m’a regardé en silence, pour saisir ma réaction, et il a  précisé :

- Ma femme a souffert beaucoup.

Lui aussi, manifestement, avait souffert beaucoup, mais il ne pouvait pas l‘avouer. Dans les sociétés traditionnelles, c’est connu, on déléguait aux femmes le droit/devoir d’exprimer les émotions.

Je reviendrai sur cette histoire à la fin de mon détour.

jeudi 11 décembre 2025

Les confessions d'un cannibale ou presque (3 sur 3)

 

 Paolo Dalla Bernardina, Faisan
 

(Suite et fin) Résumons : moi et mon collègue nous trouvons une gélinotte inerte et, au lieu de la laisser pourrir sur le chemin, dévorée par les vers et les charognards, nous décidons de la manger nous-mêmes. Dans le passé, cette histoire inhabituelle aurait suscité de la curiosité et, à la limite, un peu de jalousie (tout le monde n’ayant pas eu la chance de savourer une gélinotte). Aujourd’hui - et je trouve la chose triste, pour ne pas dire inquiétante - j’ai le sentiment de devoir me justifier. Je pourrais le faire de façon grandiloquente en déclarant que manger ce noble animal, pour moi, était une manière de le respecter. Je préfère assumer mon penchant hédoniste.

J’appartiens à une civilisation où manger avec plaisir un civet de lièvre n’avait rien d’obscène, loin de là. C’était une époque où les croyants étaient persuadés que le Bon Dieu avait mis le gibier à leur disposition (c’était bien pratique, il faut le reconnaître). Les athées revenaient de leurs sorties de chasse tout aussi sereins, leur faisan dans la gibecière, ne pensant pas avoir fait le mal.  

Je comprends les végétariens et les animalstes. Quelque part, je les admire. Ce que je n’aime pas, c’est lorsque leur choix personnel devient un critère d’évaluation morale. À côté d’un végétarien qui se met à juger ma carnivorité je me sens sale. Je me dis : « Il est plus propre que moi, celui-là ». Automatiquement, pour me consoler, je me demande où il cache sa saleté à lui.

mardi 9 décembre 2025

Les confessions d'un cannibale ou presque (2 sur 3)

 


À la place de la gélinotte je propose un grand-tétras (qui semble déjà empaillé) dessiné par Paolo Dalla Bernardina*.

(Suite) En voiture nous parlions d’un oiseleur rencontré quelques jours auparavant et de ses collègues qui, à force de s’identifier aux oiseaux convoités, finissent par leur ressembler. La route pour rejoindre le roccolo n’avait rien de particulièrement dangereux. Elle était quand même tortueuse et, plus on avançait, plus elle se rétrécissait. Soudainement, dans l‘herbe qui poussait au milieu du chemin, nous avons aperçu un battement d’ailes. Un faucon penché sur une gélinotte était en train de lui manger les entrailles. Pendant un moment, en nous voyant, il a tenté d’emporter sa proie, mais il a vite renoncé et il est parti tout seul. Je suis sorti de la voiture et j’ai inspecté la victime. Mise à part l’ouverture dans le ventre, elle était intacte. Un citoyen exemplaire l’aurait laissée sur place permettant ainsi à la nature de suivre son cours. Il aurait aussi signalé le fait aux autorités compétentes, les oiseaux de cette espèce étant rares et très protégés. Nous avons opté pour une solution alternative : « As-tu jamais mangé une gélinotte ? Ah non ? Moi non plus. Beh, écoute, de toute façon, elle était déjà morte. Et quoi qu’il en soit … nous aussi nous faisons partie de la nature ».

Il aurait été sage de la laisser faisander, mais je devais repartir le jour suivant. « Tu la trouves comment ? Beh, je la trouve très bien, et toi ? « Moi aussi, finalement, mais je préfère la bécasse ». Pour honorer la gélinotte, nous avions ouvert une bouteille de Schiava Gentile (Esclave Gentille),  un ancien cépage de la région qui a accentué le caractère vieux genre de notre  banquet**.

Pendant le retour j’ai repensé à ce petit festin de braconniers et au faucon, les ailes ouvertes, penché sur sa proie : « Voici un autre signe du Maître des animaux, me suis-je dit, qui salue la création d’un espace muséographique consacré à la chasse. C’est un présage de bon augure.  Et ça nous offre une nouvelle image héraldique qui ferait un merveilleux  ex-libris  ».

Quelqu’un aura trouvé ce récit très cynique (« Aucune empathie pour la pauvre gélinotte? Quelle honte!»). J'expliquérai mon point de vue dans le prochain billet (À suivre)***.

* La gélinotte aussi est un tétras, ce qui permet le rapprochement.   

** Le nom Schiava Gentile dérive du terme latin médiéval cum vineis sclavis, qui désigne une ancienne méthode de culture dans laquelle les vignes étaient attachées et « forcées » à pousser sur des pieux (tutorat), contrairement aux vignes sauvages qui poussaient librement sur les arbres ; il pourrait également indiquer une origine en Slavonie (Croatie). La Gentile se distingue des autres variétés (Grossa et Grigia) par sa peau plus fine et par le vin plus délicat, léger et fruité qu’elle produit, avec des notes de framboise et d’amande. C’est un cépage autochtone du Trentin-Haut-Adige, cultivé depuis des siècles.

*** On aura peut-être remarqué les affinités de cette histoire avec cellede la grive que je n’ai pas mangée du 26 octobre. C’est que je vois des dons et des encouragements de la nature partout.

 

dimanche 7 décembre 2025

Les confessions d’un cannibale ou presque (1sur3)



Paolo Dalla Bernardina, Chevreuil nocturne

D’ici quelques jours je changerai de registre pour présenter, coupée en morceaux, ma contribution à la séance introductive du séminaire « Penser les ruralités contemporaines » consacré, cette année, au traitement des émotions dans les sciences humaines et sociales.

Pour l’instant, je vais rester dans l’ambiance féérique des apparitions et des présages. J’en profiterai pour avouer un crime (trente ans s’étant écoulés, je ne risque plus rien). J’en ai peut-être déjà parlé sur ce blog, mais, comme c’est typique chez les criminels, je ressens le besoin d’y revenir.

J’allais rejoindre un collègue (j'évite de le balancer puisqu'il était mon complice), pour visiter avec lui un roccolo très réputé, exemple remarquable d’art topiaire*. C’était pour recueillir du matériel visuel destiné à la salle de la chasse que nous étions en train d’installer dans un musée ethnographique de la région alpine **.

La journée avait démarré par une scène presque héraldique. Pendant que je roulais, derrière des peupliers qui laissaient entrevoir un étang, j’ai aperçu un chevreuil qui nageait dans ma direction. C’était un mâle, avec des ramures tout à fait convenables. Il avait l’air serein et concentré.

J’ai pensé : « Tiens, quelle étrange coïncidence : alors que je pars en mission pour documenter la chasse, cette modalité immémoriale de notre rapport aux animaux, voilà que le gestionnaire invisible de la faune sauvage m’envoie un émissaire pour me signifier son approbation ». Qui sont ces gestionnaires invisibles ? Potnia Theron, Artémis, Diane… et bien d’autres Maîtresses ou Maîtres des animaux.

J’ai poursuivi mon chemin avec optimisme, en me disant que l’image d’un chevreuil qui nage à l’ombre des peupliers ferait un ex-libris remarquable. (À suivre).

* On trouvera des informations sur le roccolo en parcourant les anciens billets de ce blog.

** Un musée que je ne vais pas balancer non plus. Cette salle n’existe plus, comme ce sera peut-être le cas pour la chasse d’ici quelques années.

samedi 6 décembre 2025

Le pouvoir performatif des passions (annonce)


Séminaire
 Ruralités contemporaines en question(s)
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)
 
Pierre Alphandéry, chercheur honoraire, INRAE
Christophe Baticle, MCF, Univ. Aix-Marseille, LPED Habiter le Monde
Sophie Bobbé, chercheure associée au laboratoire LAP–EHESS
Sergio Dalla Bernardina, professeur émérite, Univ Bretagne Occid, LAP-EHESS
Maxime Vanhoenacker, chercheur CNRS, LAP-EHESS, référent pour cette UE
 
 Séance du lundi 8 décembre 2025, 11-13 heures
 Salle AS1-23 - 54 bd Raspail 75006 Paris
En présentiel et en visio :
 

 

 

 

André Micoud, Ces passions qui fabriquent une nouvelle ruralité.

 

Présentation : Sophie Bobbé

 

Travaillant depuis longtemps sur les changements du monde rural, je ne saurais cacher combien me tiennent à cœur toutes les initiatives qui s'attachent à le rendre toujours plus vivant et plus solidaire. En pensant bien ne pas prendre mes désirs pour la réalité, je reviendrai sur les créations qui dynamisent des villages et tentent de faire des campagnes des lieux de vie désirables. Pour ce faire, je m'appuierai sur mes expériences dans les Parcs naturels régionaux, sur les positions de l'Association des maires ruraux de France, les émissions radiophoniques de « Carnets de campagne », la revue Village... et sur le réseau de mes amis campagnards.


vendredi 5 décembre 2025

Le retour de Saint Nicolas



C'est la nuit du 5 décembre. Saint Nicolas se présente tout seul.

- Et l'âne?

- Eh l'âne, hélas  ... Les loups ... Mais c'est bon pour la biodiversité.

mardi 2 décembre 2025

Sémiologues de l’invisible


Image tirée du film Uccellacci e Uccellini de Pier Paolo Pasolini

 

Après, on a commencé à parler de paranoïaques, mais les devins, autrefois, avaient une place légitime dans la société et voyaient des signes partout. Derrière l’apparence des choses, il y avait toujours des significations latentes.

Même les chercheurs en sciences humaines et sociales partent du présupposé que, derrière la transparence apparente des choses, les causes et les significations occultes foisonnent. Morale : tout bon chercheur doit être un peu paranoïaque.

Certains paranoïaques, peuvent êtres chercheurs et devins à la fois.

L’autre jour, en traversant la France en diagonale avec ma voiture périclitante, je suis  tombé sur une immense prairie, comme on en trouve encore lorsqu’on échappe aux conseils du GPS. Au bord de cette surface monochrome deux silhouettes se détachaient. Il s’agissait d’un faucon et d'un corbeau, couple peu habituel. On aurait dit qu’ils conversaient. C’était sans doute un présage, mais je ne saurais pas l’interpréter.

dimanche 30 novembre 2025

Noblesse oblige

 

 


 Françoise Gilot, 1950, Fleurs et poissons,

On fait la queue chez le poissonnier. C'est le tour d'une dame qui lui demande sur un ton assuré :

 - La lotte, c’est un poisson noble, n’est-ce pas ?

 Sans lever la tête des encornets qu'il est en train de vider, le poissonnier lui répond :

 - Oui.

 - C’est comme le Saint-Pierre, n’est-ce pas ?

 - Beh ... oui.

- Mais quel est le plus noble, la lotte ou le Saint-Pierre ?


Les clients  se regardent. Les maquereaux et les grondins sourient.

vendredi 28 novembre 2025

Le poids du symbolique

On qualifie une plante aquatique   d’ « algue tueuse », on se laisse piéger par la métaphore  et  on finit par la personnifier. J’en parlerai le 3 décembre dans le cadre d’une rencontre sur fond maritime dont je livre ici le programme :

 



 

mercredi 26 novembre 2025

Réenchanter le monde à l’époque du tournant ontologique

 


C’est la nuit entre le 5 et le 6 décembre. Deux existants non humains de catégories différentes mais appartenant au même collectif entrent dans la chambre*. Allongés sur des artefacts, de jeunes humains se trouvent dans un état modifié de la conscience du monde extérieur (sans perte de la réception sensitive), accompagné d'une diminution progressive du tonus musculaire. Le non humain anthropomorphe sort de son dispositif des parallélépipèdes de tailles différentes enrobés dans du papier recyclé. Sur le bord de la fenêtre deux contre-dons d’ordre alimentaire les attendent**.  Donnant libre cours à leur activité sensorielle, ils les consomment sur place.

- Pas mal cet existant biotique issu du raisin.

- Le mien n’était pas mal non plus.

Ils parlent doucement, de peur que les enfants ne se réveillent.

* Maitrisant mal ces nouvelles classifications, un doute me saisit : est-ce que les saints rentrent dans la catégorie des esprits ou celle des humains?  J'aurais tendance à choisir la première option.

** La scène doit se passer dans les Alpes orientales, ou en Autriche, où pour remercier  de leur visite Saint Nicolas et son âne, il était coûtume de leur offrir un verre de vin et une bouchée de foin.

dimanche 23 novembre 2025

Cattle song




Marc Chagall, 1954, La Vache jaune

Poème nuer dédié aux vaches (version adaptée)

Ô ma vache, ma compagne brillante,
Ta robe claire est l’aube qui revient.

Quand tu marches, la poussière te suit
Comme un enfant court derrière sa mère.

Tes cornes sont des lunes jumelles,
Elles veillent sur moi quand la nuit tombe.

Ton mugissement traverse la plaine,
Il appelle mon cœur par son nom.

Tu es la richesse que nul ne peut voler,
La chaleur qui me garde vivant,
La force que je porte dans mon chant.


D’où vient ce texte ? Eh bien, c’est un remaniement. J’avais demandé à ChatGPT  s’il (elle?) avait sous la main un poème nuer sur la vache. Ça a engendré l'ode que vous venez de lire, accompagnée par le commentaire suivant :

 

« Les Nuer ont une tradition poétique très riche autour du bétail, en particulier les chants de louange dédiés aux bovins (appelés cattle songs). Ces poèmes sont généralement chantés, pas écrits, et transmis oralement. L’anthropologue E. E. Evans-Pritchard en a collecté plusieurs dans les années 1930. Voici un exemple authentique, reformulé et traduit en français moderne pour respecter le caractère oral tout en restant fidèle au contenu connu de ces chants ».

Dans mon post précédent j'ai été injuste vis-à-vis de Victor Hugo et assez prétentieux*. C'était pour dire que personnellement, en matière de « cattle songs », je me sens plus proche d’un Nuer que d'un poète de l'époque romantique.

* Je n'ai aucune compétence m'autorisant à évaluer des poèmes.

vendredi 21 novembre 2025

Être une vache chez les Romantiques

 


Vache

Que pouvait-on dire d’une vache en 1837 ?

On pouvait dire ça, par exemple :

 

« La Vache »

Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.

 

Et que pouvait-on dire de la Nature ?

 

Ainsi, Nature ! abri de toute créature !
Ô mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
À tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !


La Vache  -  Les Voix intérieures,  Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 858.

Je trouve ce poème intéressant, mais seulement sur le plan anthropologique :  il me parle de l’altérité, à savoir d’un univers émotionnel très éloigné du mien, que je cherche à apprécier sans y parvenir.

Chez les vaches, les variétés sont nombreuses. Chez les humains aussi.
.

mercredi 19 novembre 2025

S'émouvoir, se mouvoir

 

 

 

Image empruntée au quotidien Le Monde

 

Cette année nous nous pencherons sur

 les émotions, leur fabrication et leur exploitation. Voici le programme complet :


Séminaire

Ruralités contemporaines en question(s)

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)


PROGRAMME 2024-2025  

•     Pierre Alphandérychercheur honoraire INRAE (hors EHESS)

•     Christophe BaticleMCF, Univ. Aix-Marseille LPED, Habiter le Monde(TH)  (hors EHESS)

•     Sophie Bobbéchercheure associée au laboratoire LAP – EHESS

•     Sergio Dalla Bernardinaprofesseur émérite, Univ Bretagne Occid.(TH) (LAP-EHESS)

Maxime Vanhoenacker, chercheur CNRS (LAP), référent pour cette UE

 

Les lundis de 11H00 à 13H00

Salle AS1_23 - 54 bd Raspail 75006 Paris

EN PRÉSENTIEL ET EN VISIO

https://bbb.ehess.fr/b/sop-lhm-oav-qy4

 

24 novembre : Séance introductive : « Production, circulation et réception des émotions dans les mondes ruraux », intervenants : Christophe Baticle, Sophie Bobbé, Sergio Dalla Bernardina,

8 décembre : « Ces passions qui fabriquent une nouvelle ruralité », intervenant : André Micoud, sociologue. Présentation Sophie Bobbé

12 janvier : « Lire l’écologisation des mœurs dans les haies », intervenant : Léo Magnin, sociologue.  Présentation Bernadette Lizet et Pierre Alphandéry.

26 janvier : « L’histoire enfouie du remembrement », intervenante : Inès Léraud, journaliste. Présentation Bernadette Lizet et Pierre Alphandéry

9 février : « La sociabilité du compost », intervenant : Bruno Maresca, sociologue et guide-composteur sur la commune des Lilas. Présentation Pierre Alphandéry

9 mars : « S’émouvoir : se mettre en mouvement vers et sur le terrain. L’accueil des personnes exilées et des personnes en situation de handicap dans le Massif Central », intervenante : Élise Martin, géographe. Présentation Christophe Baticle

23 mars : « Parcours d’une communauté alternative : entre pratique, théorie et émotions », intervenants : Michel Lallement & la Communauté du Mallouestan. Présentation Sophie Bobbé

13 avril : « Empathiser, emphatiser. Les émotions du chercheur », intervenant : Sergio Dalla Bernardina, ethnologue.

11 mai : « Le castor et ses barrages : les émotions face aux transformations paysagères », intervenante : Chloé Lebris. Présentation Christophe Baticle

8 juin : Présentation d’un documentaire audiovisuel (sous réserve)