samedi 30 décembre 2023

Autour d'une évidence : la porosité des frontières ontologiques même chez nous, les héritiers de Descartes et Malebranche

 

J'aime bien cette photo. Je l'ai prise dans les Dolomites, pas loin de Cortina d'Ampezzo,  en 2010. C'était dans un refuge. Les lunettes avaient été oubliées par un skieur. Elle représente bien, à mon sens, la perméabilité des domaines ontologiques :  le monde des humains et celui des autres animaux (il suffit d'une paire de  lunettes pour anthropomorphiser un quadrupède); le domestique et le sauvage (naturalisée comme un trophée de chasse, la bête cornue  est  en fait un bouc); le naturel et le surnaturel (les verres fumés conférant à l'herbivore une aura  diabolique).

 

Au tout début de l’année 2020 j’ai publié aux éditions du CTHS mon introduction à l’ouvrage « De la bête au non-humain. Perspectives et controverses autour de la condition animale (Sergio Dalla Bernardina dir.),  édition numérique Collection « Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques »»*. Il était question, comme dans l’ensemble de ce blog et dans mes séminaires à l’EHESS, de métamorphoses, d’ontologies, d’animisme. En voici un court extrait :   

« On peut bien comprendre que cette évolution [celle du statut des animaux devenus des  « non-humains »] ait modifié la façon de les percevoir et de les représenter auprès des bergers. Mais, parfois, c’est tout juste le discours qui change, dévoilant les aspects interactifs (passés sous silence par l’ancien regard anthropocentriste) d’un rapport homme-animal qui dans la substance est resté le même. Les éleveurs et leur bétail, les chasseurs et leurs appelants formaient des collectifs bien avant l’introduction de ce concept dans les sciences humaines et sociales.

Célébrer/déjouer la proximité

On sait depuis longtemps, en tout cas, que l’humain et l’animal sont des proches. Les mythes des origines des cultures les plus disparates nous le rappellent instamment. La littérature et le folklore aussi, avec leurs histoires de métamorphoses, d’animaux qui parlent (couramment, dans les rêves, ou la nuit de Noël), d’unions interspécifiques. Cindy Cadoret nous en donne un bon exemple à propos de la chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise. Un abîme, certes, sépare la culture huichol de la culture celte qui a nourri en profondeur ce corpus narratif. Dans les deux cas, cependant, on découvre que le principal but de la chasse au cerf n’est pas d’ordre utilitaire. On découvre aussi que, aux temps des origines évoqués par les mythes irlandais et christianisés par des moines entre le VIIIe et le XIIe siècle, le fait d’avoir un ancêtre animal est ce qu’il y a de plus courant. « Le Cycle du Leinster est aussi dit Cycle ossianique, du nom d’Oisín qui en est souvent le conteur. Le personnage présente une affinité particulière avec les cervidés. Le récit de sa naissance l’explique. Lors d’une chasse sur les collines d’Allen, les Fíanna traquent une biche. Bran et Sgeólan se lancent à sa poursuite. Les deux chiens, en raison de la nature humaine de leur mère, […] ont un pouvoir particulier : ils sont capables de différencier un homme métamorphosé d’un véritable animal. Sans blesser la biche, ils s’adonnent plutôt à des jeux autour d’elle. Devant ce fait, Finn ordonne que la biche ne soit pas abattue. Et pour cause, l’animal recouvre sa forme humaine. Il s’agit d’une jeune femme, qui lui explique qu’elle fut transformée ainsi par un sorcier qu’elle a refusé d’épouser […]. Sensible à ses charmes, Finn en fait son épouse. » Leur enfant sera nommé Oisín (« petit cerf »). « Il sera non seulement excellent chasseur, mais est aussi identifié à l’animal lui-même de par la malédiction de sa mère. » Faut-il en déduire que les Irlandais d’avant la christianisation (et même d’après) étaient des animistes voire, dans la mesure où ils s’identifiaient à leur ancêtre animal, des totémistes ? C’est plausible. Tout dépend du statut que l’on confère au récit mythique et à son degré de « métaphoricité » . Même dans ce cadre, remarquons-le, la proximité ontologique de l’animal ne préjuge pas de sa « consommabilité ».  

L’intégralité de ce texte, dont je reprendrai un autre extrait prochainement  (les fêtes de Noël rendent paresseux)  est en libre accès au lien suivant : https://books.openedition.org/cths/9747

 * Autre chose, on l'aura compris, que l'ouvrage dont je reprend  ici la couverture, paru en  2011.

 

7 commentaires:

  1. Je réfléchissais tout à l'heure à votre billet... Sur les ontologies j'ai lu Descola, aimé son livre et admiré le système qu'il propose... d'un point de vue théorique. Mais au quotidien, en côtoyant des gens de cultures proches de la mienne ou plus éloignées, j'avoue que je suis beaucoup plus sceptique sur sa validité. Et comme vous avez fait allusion aux mythes, par association d'idée je me suis demandé si l'on ne pouvait pas voir aussi et finalement le discours sur les ontologie d'aujourd'hui au sens de Rolland Barthes, un mythe forgé en Occident par des anthropologues projetant sur les autres le désir de découvrir des systèmes de pensée plus séduisants et radicalement différents du nôtre. L'idée est peut être saugrenue et totalement infondée, et ce serait d'ailleurs paradoxal car l'objectif des tenants du "tournant relativiste" il me semble est de rompre avec l''eurocentrisme. Je pose la question avec une grande prudence mais puisque votre blog le permet, autant en profiter.

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  2. Vous me posez une question particulièrement complexe. Je comprends votre hésitation et je partage votre admiration pour les travaux de Descola. Je pense en fait qu'on lui fait un faux procès. Dès les debuts Descola a admis le caractère idéaltypique de ses schématisations, susceptibles de trouver donc des contre-exemples dans la réalité factuelle. Il est le premier à reconnaitre que les strates profondes du naturalisme occidental sont traversées par des veines d'analogisme et d'animisme.Quant au caractère "mytologique" de son système, je pense que ce qu'il y a de mythologique, c'est l'emploi qui en est fait par les non-specialistes et par ses detracteurs.

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  3. Effectivement... mais est-ce que ce n'est pas le propre des mythes? Le mythe ne "prend" je crois et ne devient mythe que s'il est repris, non? Vous avez certainement raison quand vous dites qu'on fait un faux procès à Descola (où que certains l'encensent également pour des fausses raisons?) Merci en tout cas de réagir, ce qui complique encore les choses pour ceux que ce débat intéresse (mais je le trouve particulièrement complexe) c'est que les spécialistes utilisent généralement des formulations qui le sont aussi. Que comprendriez-vous par la "contingence de l'opposition nature-culture et la polyphonie des systèmes ontologiques"? est-ce que la personne parle d'une polyphonie entre les différents systèmes ontologiques ou à l'intérieur d'un même système?

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  4. On a parlé de "mythe" à propos des grandes constructions intellectuelles de Marx, Freud, Lévi-Strauss... On dit aussi, plus génèralement, que la science est la mytologie de l'occident. Mais à une échelle si large, tout propos repris par une communautè devient mythique. Ce que je voulais dire dans mon post est qu"une analyse sur la réalité contemporaine (sur la chasse par exemple) est d'autant plus audible qu'elle dit ce que nous aimons entendre. Quant à la deuxième partie de votre commentaire, je pense qu'il faudrait poser la question directement à Philippe Descola.

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  5. Il me semble parfois que les arguments des chercheurs qui adhèrent sans réserve à... -comment l'appeler? Le "tournant ontologique"? - sont un peu faibles. Je cite un ethnologue racontant une anecdote de terrain: "I just recall a minor episode from my fieldwork in Dornod: after scaling a fish, I stabbed my knife into the earth, and Khamnigans in my company were shocked and disgusted by my behavior. They hurried to warn me that this landscape was a sentient being and should not be harmed by my knife. " j'ai tout de même du mal à voir là une preuve de ce que les gens de Dornod ont une représentation de ce que les entoure radicalement différente de la nôtre. J'ai toujours eu l'impression que la mer était vivante, est-ce parce que je suis un transfuge de Dornod? (je plaisante, je ne devrais pas)

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  6. De mon point de vue c’est juste une question de degré de « métaphoricité ». Dans certaines sociétés l’humanité de la nature (la nature comme « personne », avec une conscience, des sentiments etc.) est une réalité, dans d’autres c’est juste une façon de parler. On retrouve ailleurs et même chez nous, bien évidemment, des niveaux intermédiaires. Les anciens Romains personnifiaient la nature, ça ne les empêchait pas d’extraire le travertin de ses « entrailles » pour bâtir leur ville.
    Merci d'avoir choisi un pseudonyme que je vous prie de garder. L' identifiabilité des interlocuteurs (même avec un nome fictif mais constant), donne à ce blog un peu plus d'interactivité.

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  7. Si je comprends bien vous seriez donc plutôt proche de cette façon d'envisager le problème (du "tournant ontologique")... je pensais à tort que vous étiez un peu réservé. Comme quoi on peut lire et relire un auteur et toujours mal comprendre ce qu'il pense vraiment. Mais ce que vous dites ici m'a fait penser à quelque chose qui me permet peut-être de mieux comprendre. Quand j'étais enfant je pensais que le français était la seule langue "normale" et que toutes les autres étaient des sortes de traductions de ce point de référence. J'ai compris plus tard qu'il n'y avait pas une langue de référence et que chacune faisait système qui charriait tout un tas de représentations, par analogie je me demande si je ne peux pas comprendre de la même façon les analogies. Mais je m'égare peut-être encore.
    Ce n'est pas moi qui ait choisi ce surnom, on me l'a donné, comme il n'est pas volé je l'ai adopté : il signifie en gros "moineau"... et je ne parle pas seulement de la cervelle quoique cela fonctionne aussi. J'essaierai de le garder... sauf quand je n'a vraiment pas envie d'être reconnu

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