samedi 21 juin 2025

Des bêtes dans nos villes et l’abolition des frontières

 

Un  troupeau longe le fleuve à proximité du centre ville. Liza Minelli assiste au défilé (Cliché S.D.B.)

Je suis en train de traduire Le retour du prédateur en italien, ce qui explique l’insistance avec laquelle je reviens sur un texte qui a désormais quinze ans.  Il commence et il se termine avec des références aux animaux sauvages dans les centres habités. Je ne m’en souvenais presque plus. Ce qui m’inspire l'évidence suivante : on écrit des choses, après on oublie. D’autres, les lisent … et ils oublient aussi. 

« La prédiction [du prophète] semble se réaliser. Nouveaux « mendiants », les sangliers circulent en ville, nourris de spaghetti par des gens compassionnels.  Les ours polaires sont soignés par des dentistes alors que les chats et les chiens, encore plus proches de l’homme qu’ils l’étaient auparavant,  vont chez le psychologue et prennent du Prozac. Las de vivre dans les bois,  les piverts s’installent dans les maisons secondaires et creusent des trous dans les fenêtres « à l’ancienne » (c’est ce qu’on appelle la multipropriété : lorsque les humains s’absentent les pivert réaménagent).  Grâce à la médiation des chiens  « Patou », le loup habite déjà ou presque avec l’agneau. Le paysan, dûment apprivoisé, ne s’oppose plus à l’ensauvagement  de ses terres (ici et là, il faut l’avouer, on trouve encore quelques poches de résistance, mais avec l’aide d’un bon négociateur …)». Le retour du Prédateur. Mises en scène di sauvage dans la société postrurale, PUR, 2011, p.122.

jeudi 19 juin 2025

Les Dolomites se préparent aux jeux olympiques


« La  nature se venge », elle « reprend ses droits » … Ce n’est pas de l’animisme mais presque. Dans l’Occident contemporain, personnifier la nature  est juste une facilité rhétorique, on le sait*. Mais parfois, lorsqu’on lui prête des intentions comme si elle avait un point de vue,  on a l’impression d’être proche du vrai.

Cortina d’Ampezzo va héberger les prochains jeux olympiques d’hiver. Pour bien préparer l’événement, les responsables locaux ont  bétonné, goudronné, coupé des mélèzes centenaires,  modifié le paysage. Tout autour, comme par enchantement, les Dolomites on accéléré leur effritement. Les falaises tombent, les éboulis coupent les routes : un scénario dantesque (les scénarios sont souvent dantesques, voilà un autre stéréotype. Difficile de les éviter).

* Enfin, de moins en moins. Nous tendons vers le néo-animisme, comme je cherche à le montrer  dans « Nouveaux animismes. À quoi sert-il de personnifier les végétaux ? », in La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi. Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle, 2020, p. 225-247.


 

mardi 17 juin 2025

Cohabiter avec le loup

 


Les Italiens n'avaient pas de lieutenants de louveterie.  Plus modestement, ils se limitaient à financer des  lupari.

 

- Ça y est, maintenant on peut  tirer sur les loups.

- Les paysans français, quand même, quelle  mentalité ! 

- Alors qu'à l'étranger ... Regarde aux Abruzzes, par exemple  :  eux ils ont toujours cohabité  avec les loups.  Et  harmonieusement, sans aucun problème. 

 

Vieille lupara


dimanche 15 juin 2025

Typhaine Cann


« Ici, les gens sont choqués d’apprendre qu’on mange de l’agneau, mais s’excusent de nous paraître barbares parce qu’ils tuent eux-mêmes leurs bêtes. Ils n’ont pas vraiment idée de ce qu’a pu être la vie dans les campagnes européennes il n’y a pas si longtemps. Le résultat, c’est qu’ils voient de l’originalité dans à peu près tout ce qui, selon eux, les caractérise. J’aurais tendance à beaucoup relativiser. »
(Typhaine, jeudi 24 avril 2025)

Je suis devant mon ordinateur depuis un moment. Je cherche à imaginer quelles facettes de son profil Typhaine Cann aimerait que je retienne pour annoncer sa disparition (je me demande d’ailleurs si elle apprécierait que j’en parle). Quelques mots me traversent l’esprit : « enracinée dans le Finistère mais étrangère à toute forme de réseau », « habitée par une ferveur spirituelle et un désintérêt pour la matérialité du monde qui semblaient venir d’une autre époque », « terrassée par une grippe en Mongolie, comme un personnage de roman ».

Elle était d’abord une anthropologue, même si, jusqu’à son dernier message, elle me faisait part de ses doutes : « Le suis-je vraiment ? Ai-je le droit ? ». Elle était aussi biographe, tant sa thèse — novatrice en matière d’anthropologie de la mer — portait, en toile de fond, sur le souvenir de son père, technicien supérieur à l’Ifremer*. Elle avait un don pour la peinture, que j’ai découvert à l’occasion de sa maîtrise : une recherche de terrain dans les bistrots du littoral breton, où chacun de ses informateurs, comme dans les carnets de voyage des pionniers de notre discipline, avait eu droit à un portrait très réaliste.

Typhaine Cann avait également un don pour les langues. Dès son premier séjour à Oulan-Bator (de la mer d’Iroise aux steppes eurasiatiques, question de ne pas trop se perdre dans les brumes celtiques), elle avait acquis des connaissances suffisantes pour faciliter les échanges entre immigrés mongols et administration hexagonale — un travail de subsistance, exercé avec passion, qui lui a permis de garder le lien avec la langue et la culture mongoles. Ces compétences, avec le temps, n’ont fait que s’approfondir. En quelques années, elle est devenue traductrice : on lui doit La Tamir aux eaux limpides du grand écrivain Chadraabalyn Lodoidamba (Transboréales, 2024).

Animée par le désir d’aller toujours plus loin, elle a soutenu une deuxième thèse à l’université de Szeged : Heroes, exemplars and mediators. The concept of patriotism in the Mongolian historical novel of the socialist era. Son CV avait atteint un niveau qui aurait fait pâlir bon nombre de candidats à un poste de maître de conférences. Je conserve dans mon ordinateur son dernier travail, inédit, intitulé : L’invention du patrimoine terminologique vernaculaire de la Mongolie — un sujet très académique, qui aurait encore renforcé la légitimité de son parcours.

Je regrette profondément la disparition de cette amie très originale, pleine de projets, précieuse dans un milieu ethnologique qui manque parfois de courage, enclin au conformisme et au politiquement correct.

* L’invention du paysage culturel sous-marin : le traitement en patrimoine des épaves de la mer d’Iroise et ses ambiguïtés. Thèse reprise dans l’ouvrage Secrets d’épaves. Plongeurs, archéologues et collectionneurs, Presses universitaires de Rennes, 2016.

vendredi 13 juin 2025

Make Israel Great Again ? (deuxième épisode)

 


- T’as entendu ? Les Israéliens ont attaqué l’Iran.

- C’est pas vrai !  C’est tellement gros que ça me fait oublier ce qu’ils sont en train de faire à Gaza.

mercredi 11 juin 2025

Make Israel Great Again?




Pour rester serein, je cherche à ne pas trop y penser, mais je n’arrive pas à lever mon regard des images apocalyptiques qui nous parviennent de Gaza. L’étendue des dévastations montre sans équivoque un désir d’extermination qui va bien au-delà d’une « simple » vengeance ou « punition »*.

Je me demande à haute voix : « Où iront, l’année prochaine, les hirondelles qui bâtissaient leur nid sous les toits palestiniens ? ».  Du balcon on me répond : « En Lybie ».

 * Punition divine, le Bon Dieu ayant ses élus, ses délégués sur terre.

dimanche 8 juin 2025

Noms de plantes et noms d’oiseaux : même combat

 



Hibbertia, ou Fleur de Guinée. Plante qui va bientôt changer de nom, identifiée par le marchand et botaniste amateur George Hibbert (1757 - 1837),

Je reviens sur mon turdus ignobilis du 17 mai. Je réalise que le  débat sur ce sujet fermente  depuis un moment. Récemment, en amont du  20e Congrès international de botanique  qui se tiendra à Madrid du 21 au 27 juillet, une commission de botanistes s’est réunie pour rebaptiser les plantes dont le nom transmet des contenus racistes ou qui ont été découvertes par  des chercheurs racistes.

Comment renommer ces plantes ? Difficile à dire.

On pourrait  remplacer le nom associé à un  botaniste  raciste  par celui d'un botaniste non-raciste. Avec le temps, en profitant des alchimies de la mémoire collective,  il sera normal de considérer ce dernier comme le véritable découvreur  de la plante en question*.

* Je suis prêt à parier que personne n’a proposé une  solution de ce genre, ne serait-ce que explicitement. Cela nous ramène au thème de la cancel culture (et des motivations  « extra-humanitaires » qui peuvent s’y greffer). Le thème de l'effacement de la mémoire pour la bonne cause  - dans l'illusion du caractère impérissable de la vérité qui va être installée à sa place - renvoie à la problématique abordée par Maurizio Cattelan dans son exposition à Bergame (cf. le post du 2 juin).


vendredi 6 juin 2025

La yellowstonisation du monde

 


La forêt contemporaine, lieu de méditation.  gettyimages-472560450-612x612.jpg

La nature sauvage? « Un dépôt de costumes à louer pour le réveillon ». C’est ce que j’écrivais il y a une quinzaine d’années dans Le retour du prédateur. Entre temps, la yellowstonisation du monde a avancé à la vitesse du réchauffement climatique.

“ La question du retour du prédateur tient d’abord au domaine du symbolique. La fin des sociétés rurales a comporté une sorte de « dérégulation » des valeurs traditionnelles et libéré les représentations de la nature de leur référentiel concret. De plus en plus éloignée du cadre naturel qui lui donnait une sorte d’évidence (parfois trompeuse, une forêt plantée par les agents de l’ONF n’étant pas plus sauvage qu’un champ de maïs), l’opposition domestique/sauvage est devenue un champ rhétorique, un dépôt de costumes à louer pour le réveillon. Certains se déguisent en petit montagnard, d’autres en paysan, d’autres encore en homme des bois (« nature » ou « high tech », selon les goûts)… et pénètrent dans les forêts pour ramasser, pêcher, cueillir, gravir les sommets bardés comme des poilus (c’est le modèle « oplitique » de la Grèce ancienne)  ou grimper les falaises entièrement nus (comme les jeunes recrues lacédémoniennes - ce qui est « encore plus naturel »). A première vue les choix sont interchangeables. Mais dans le marché des signes (des signes de prestige) une tendance se dessine : les « actions » liées au domestique sont en chute libre. C’est le sauvage qui a la  cote (le rural aussi, d’un certain point de vue, mais à condition qu’il se présente sous une forme exotique)". Extrait de : Le retour du prédateur. Mises en scène du sauvage dans la société post-rurale, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 116).

mercredi 4 juin 2025

Un lynx peut en cacher un autre

 



Hier on m’a raconté une sorte de parabole. Quelque part en Allemagne, on avait du mal à réintroduire le Lynx. Les chasseurs s’en sont chargés. Les lynx  ont apprécié l’endroit choisi et s'y sont installés. Ils ont vite proliféré. Comme par enchantement, les mouflons ont disparu.

Je me suis posé la question suivante : si j’étais un mouflon, aimerais-je davantage  un territoire plein de chasseurs ou un territoire plein de lynx ?

lundi 2 juin 2025

L'aigle déconstruit de Maurizio Cattelan

 


Manifeste s'inspirant d'une sculpture en bronze, réalisée en 1938, qui faisait partie d'un monument commémorant le discours de Benito Mussolini à Dalmine en 1919.*

 

De temps en temps, dans mes recherches et dans ce blog, je reviens sur une évidence : l’attraction pour les grands prédateurs peut aller au-delà (ou rester en deça), de la simple admiration naturaliste. Comme je le rappelle dans Le retour du prédateur ** ou dans Faut qu’ça saigne***, l’aigle l’ours et le loup peuvent charmer en raison de l'emprise létale qu’ils exercent sur les autres animaux. La violence inhérente à leur éthologie peut encourager des parallélismes (darwinisme social, légitimation de la loi du plus fort, etc ...) et susciter  des identifications. Nous savons à quel point les régimes autoritaires aiment mobiliser, dans leur symbolique, toutes sortes de fauves et d’oiseaux de proie.

J’y pense en relation à la nouvelle exposition de   Maurizio Cattelan (Bergame, Palazzo della Ragione, du 7 juin au 26 octobre). L'affiche nous propose un aigle revisité (« déconstruit », dirait-on aujourd’hui). Son message est clair : faut-il effacer les symboles du fascisme? Non, il faut les conserver et les montrer. Il faut les obliger à rester parmi nous et à nous rendre des comptes.  Parce lorsqu'on oublie le  passé, on risque de le voir ressurgir à peine déguisé.

 

*(Cf. l’article : https://www.repubblica.it/cultura/2025/06/01/news/cattelan_mostra__in_italia_il_fascismo_non_e_mai_finito-424641594/?ref=RHLM-BG-P25-S1-F-fogliettone%27

** Le retour du prédateur. Mises en scène du sauvage dans la société post-rurale, Presses Universitaires de Rennes, 2011 ?

*** Faut qu’ça saigne. Écologie, religion, sacrifice. Éds. Dépaysage, 2020