dimanche 15 juin 2025

Typhaine Cann


« Ici, les gens sont choqués d’apprendre qu’on mange de l’agneau, mais s’excusent de nous paraître barbares parce qu’ils tuent eux-mêmes leurs bêtes. Ils n’ont pas vraiment idée de ce qu’a pu être la vie dans les campagnes européennes il n’y a pas si longtemps. Le résultat, c’est qu’ils voient de l’originalité dans à peu près tout ce qui, selon eux, les caractérise. J’aurais tendance à beaucoup relativiser. »
(Typhaine, jeudi 24 avril 2025)

Je suis devant mon ordinateur depuis un moment. Je cherche à imaginer quelles facettes de son profil Typhaine Cann aimerait que je retienne pour annoncer sa disparition (je me demande d’ailleurs si elle apprécierait que j’en parle). Quelques mots me traversent l’esprit : « enracinée dans le Finistère mais étrangère à toute forme de réseau », « habitée par une ferveur spirituelle et un désintérêt pour la matérialité du monde qui semblaient venir d’une autre époque », « terrassée par une grippe en Mongolie, comme un personnage de roman ».

Elle était d’abord une anthropologue, même si, jusqu’à son dernier message, elle me faisait part de ses doutes : « Le suis-je vraiment ? Ai-je le droit ? ». Elle était aussi biographe, tant sa thèse — novatrice en matière d’anthropologie de la mer — portait, en toile de fond, sur le souvenir de son père, technicien supérieur à l’Ifremer*. Elle avait un don pour la peinture, que j’ai découvert à l’occasion de sa maîtrise : une recherche de terrain dans les bistrots du littoral breton, où chacun de ses informateurs, comme dans les carnets de voyage des pionniers de notre discipline, avait eu droit à un portrait très réaliste.

Typhaine Cann avait également un don pour les langues. Dès son premier séjour à Oulan-Bator (de la mer d’Iroise aux steppes eurasiatiques, question de ne pas trop se perdre dans les brumes celtiques), elle avait acquis des connaissances suffisantes pour faciliter les échanges entre immigrés mongols et administration hexagonale — un travail de subsistance, exercé avec passion, qui lui a permis de garder le lien avec la langue et la culture mongoles. Ces compétences, avec le temps, n’ont fait que s’approfondir. En quelques années, elle est devenue traductrice : on lui doit La Tamir aux eaux limpides du grand écrivain Chadraabalyn Lodoidamba (Transboréales, 2024).

Animée par le désir d’aller toujours plus loin, elle a soutenu une deuxième thèse à l’université de Szeged : Heroes, exemplars and mediators. The concept of patriotism in the Mongolian historical novel of the socialist era. Son CV avait atteint un niveau qui aurait fait pâlir bon nombre de candidats à un poste de maître de conférences. Je conserve dans mon ordinateur son dernier travail, inédit, intitulé : L’invention du patrimoine terminologique vernaculaire de la Mongolie — un sujet très académique, qui aurait encore renforcé la légitimité de son parcours.

Je regrette profondément la disparition de cette amie très originale, pleine de projets, précieuse dans un milieu ethnologique qui manque parfois de courage, enclin au conformisme et au politiquement correct.

* L’invention du paysage culturel sous-marin : le traitement en patrimoine des épaves de la mer d’Iroise et ses ambiguïtés. Thèse reprise dans l’ouvrage Secrets d’épaves. Plongeurs, archéologues et collectionneurs, Presses universitaires de Rennes, 2016.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire