jeudi 14 janvier 2016

Le recyclage du lapin de garenne. Histoire vraie


La formule "lapin de garenne" me rappelle la Provence. Pendant mes années de doctorat j'ai habité à Puyricard, dans l'arrière-pays aixois. Ma fiancée préparait aussi son doctorat. Elle était comme Kant : à l'aube, avec une régularité chronométrique, elle se promenait  sur un petit chemin goudronné, qui sortait du village,  pour méditer autour  des liens entre Lucien Lévy-Bruhl et le relativisme cognitif. A cette époque on commençait à bâtir  des villas en pleine garrigue mais le paysage, dans  son ensemble,  restait encore "cézannien". À la lisière, entre les champs et le maquis on voyait trottiner les lapins.   Les propriétaires des villas étaient pour la plupart des citadins qui avaient quitté le bruit d'Aix-en-Provence, ou le fracas de Marseille, pour s'installer en pleine nature. Le matin ils partaient tôt  pour se rendre au travail. Les lapins étant nombreux et indisciplinés, il arrivait à ces néo-campagnards d'en écraser quelques uns par inadvertance. Après le forfait, que ce soit pour des raisons psychologiques (horreur du sang, envie d'oublier au plus vite) ou pour des raisons pratiques (l'empressement, la crainte d'être repéré par le garde-champêtre ... ), ils ne s'arrêtaient pas. Quel dommage, me disais-je, c'est une offense au Créateur, à Artémis, au  Maître des animaux, à Gaïa (selon les confessions religieuses)  que de gaspiller leurs dons en les laissant pourrir au  milieu du chemin. Je décidai alors de montrer à ma fiancée que les lapins, sous certaines conditions (s'ils sont encore tièdes et si la voiture les a tout juste touchés), peuvent être opportunément recyclés. Elle venait de Rome, épicentre de l'urbanité (Rome = Urbs = la ville par définition). Je m'attendais ainsi aux réactions écologiquement correctes  d'une citadine. Elle me dit, en riant,  "Tu devi essere pazzo" ("Toi tu es fou"). Mais contrairement à mes prévisions elle apprécia l'idée.

J'avais l'habitude de me lever un peu plus tard qu'elle. De temps en temps, sur la table de la cuisine, je trouvais un lapereau qu'elle avait ramené pour moi, comme le font les chats et autres  prédateurs.  Je le vidais, je le dépouillais, je le découpais en  morceaux et je le laissais tremper, pendant un moment, dans du vin rosé que nous achetions au Puy-Sainte-Réparade, tout près.  Quelques herbes provençales plongées dans le bain aidaient à tirer ce mets sauvage du côté du domestique. Je n'ajoutais  pas trop de parfums parce que la viande du lapin de garenne, tout naturellement, sent déjà le romarin, la sarriette et la lavande.

Nous passâmes bien une saison, peut-être même deux,  en charognards.


N. Si on ne veut pas manger le lapin mort accidentellement, on peut toujours le naturaliser.

2 commentaires:

  1. C'est encore une belle histoire personnelle. Charognards, nous le sommes tous un peu, quand nous ne tuons pas nous-mêmes les animaux que nous mangeons. Votre cuisine devait être savoureuse, puisque votre fiancée renouvelait vos approvisionnements. J'ai eu un couple de Fox terriers il y a 26 ans. La femelle faisait offrande au mâle des oiseaux qu'elle tuait. Mais il ne les cuisinait pas. Il n'en faisait même rien.

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  2. Très humains, vos Fox terriers (et un peu excentriques, tout de même)

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