David Teniers II les Jeunes (Anvers 1610 - Bruxelles 1690) « Fête dans le village » Huile sur toile (détail)
Voici donc la première tranche de mon intervention orale lors de la séance introductive du séminaire «Ruralités contemporaines en question(s) ». Comme on le verra, il s’agit juste d’une liste de noms et de postures bien connues par ceux qui pratiquent nos disciplines. On découvrira par la suite que mon but, derrière cette histoire d’émotions, était d’annoncer la parution imminente d’un ouvrage collectif consacré aux périphéries. Un bel exemple d’opportunisme !
Je commencerai par un préambule historique en rappelant que l’anthropologie des émotions - et je parle de l’anthropologie au sens large – ne date pas d’aujourd’hui, loin de là. Les émotions de l’Autre nous ont toujours intéressés énormément. Pour les comprendre, certes, mais aussi pour les exorciser, pour les maîtriser. Que l’on songe aux travaux de Gustave Le Bon, père de la psychologie sociale, et à son intérêt pour les foules. C’est en raison de leurs émotions collectives que les foules perdent la tête, alors que chaque individu, pris singulièrement serait bien plus sage. Le mot « émotion » et le mot « émeute » ont la même racine. Le mot « meute » aussi. Cela vient de motus, mouvement. L’émotion est ce qui nous met en mouvement.
Le thème des émotions individuelles qui fusionnent dans l’espace public en altérant notre rapport ordinaire au monde a été repris par Freud, là où il s’interroge sur l’alchimie qui se crée au sein d’une multitude qui délègue au chef charismatique la responsabilité morale de l’action collective (un lynchage, par exemple). Elias Canetti reviendra à son tour sur cette problématique. Mais j’oubliais Émile Durkheim (et beaucoup d’autres pionniers, certainement). Son intuition géniale sur les origines du sacré repose sur la grande charge émotionnelle suscitée, chez les Aborigènes australiens, par la participation collective à la fête du printemps. Lucien Lévy-Bruhl était tout-aussi intéressé à l’influence des émotions dans la manière de se représenter le monde. Sa réflexion autour de la mentalité primitive (axée sur la notion de « participation mystique »), part de l’idée que, dans les sociétés qu’il qualifiait d’« inférieures », ce sont justement les affects, les émotions, qui déterminent la lecture du réel *.
L’anthropologie religieuse, avec son intérêt pour le sacré, la fête et le deuil, est toute entière une anthropologie des émotions, de Rudolf Otto jusqu’à Ernesto De Martino et à ses épigones. L’ethnomusicologie également. Lorsque Gilbert Rouget nous parle de la transe, il nous livre un traité sur l’émotionnel et le sensoriel. Je ne vais pas m’attarder sur l’anthropologie américaine, accusée parfois de « psychologisme » parce que, justement, elle réservait aux sentiments et aux valeurs des acteurs, à leur ethos, une place centrale. Chez les Culturalistes américains, l’ethos n’est pas seulement l’ensemble des schémas cognitifs, des associations symboliques et des règles morales propres à une société, il concerne aussi, et je dirais presque en premier lieu, la dimension des affects transmis socialement d’une génération à l’autre.
Jusqu’à une époque récente, ces émotions étaient considérées comme des objets d’étude indispensables pour comprendre le fonctionnement des sociétés, mais la tâche des sciences sociales était d’aller au-delà des sensations et des affects (et de leur influence sur les représentations vernaculaires produites par les acteurs sociaux)**. Même l’ethnologie, pendant très longtemps, est restée objectiviste (en mettant des guillemets, on pourrait même dire positiviste ) et se méfiait de toute interprétation subjective, « savante » ou « profane », entachée, par définition, d’affectivité. On a épilogué beaucoup autour du passage où Claude Lévi-Strauss nous invitait à séparer le sujet (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique »*), du phénomène analysé, dont les lois de fonctionnement répondent à une logique sous-jacente qui échappe à la conscience immédiate du chercheur et de ses « informateurs ». (À suivre).
* En fin de carrière Lévy-Bruhl reconnaîtra que même dans les sociétés « supérieures », pour ainsi les appeler, les traits qu’il prêtait aux sociétés primitives ne manquent pas.
** Que l’on songe aux anathèmes de Durkheim à l’égard du sens commun.
*** Cf. L’homme nu, Plon, 1971
Étant d’une « ignorance encyclopédique »* , je cède à l’émotivité des primitifs (à laquelle je tiens), face à des notions de « peuples inférieurs » ou « supérieurs » chez Lucien Lévy Brühl.
RépondreSupprimerJ’imagine qu’en le lisant, j’accéderais à plus de complexité, sachant qu’il était le grand ami de Jean Jaurès.
Armelle Sêpa.
*( Georges Brassens)
On pourrait le défendre en disant que ces formules aujourd'hui inconcevables étaient courantes dans le langage scientifique de l’époque, mais moi aussi, comme vous, j’ai éprouvé un certain étonnement en découvrant le sous-titre de son ouvrage de 1910 ( Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan). Cela dit, Lévy-Bruhl mérite largement notre clémence (et notre admiration) : il est considéré comme le père fondateur du relativisme culturel, celui qui a remis en question les classifications hiérarchiques de la pensée évolutionniste.
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