samedi 13 avril 2024

La volonté d'ignorer 3 (La fabrication du sauvage).

 


Entre domestique et sauvage. On se croirait dans un film de Tarkovski. Pas de mise en patrimoine, pas d'architecture industrielle pour cette ancienne centrale hydroélectrique phagocytée par la végétation. Cliché SDB.

Dans ce troisième extrait j’achève la description du dispositif culturel (un dispositif inconscient) nous permettant de transformer les espaces peu anthropisés en lieux propices à toutes sortes de rêveries.

« L’historien Geoffroy Lloyd a montré l’importance, dans le monde grec, de ce qu’il définit comme le « principe de polarité » : l’attraction pour les pôles – attraction de type classificatoire – nous pousse à diviser la réalité en deux champs juxtaposés et à cataloguer les êtres et les choses, sur la base de couples antinomiques du genre nature/culture, sacré/profane etc.[1] Pendant longtemps l’Occident a organisé ses représentations officielles de l’espace autour de l’opposition domestique/sauvage[2]. L’emploi de ce binôme, qui fournit le support à d’autres couples oppositifs (proche/lointain, connu/inconnu, ordre/désordre, barbare/civilisé, mais aussi, dans un autre registre réel/virtuel, conscient/inconscient …), dépasse le simple cadre cognitif. Son efficacité est également d’ordre pragmatique. Définir certaines zones comme « abandonnées », « mystérieuses », « inhospitalières », « sauvages », « désertiques » etc., revient à les soustraire à l’univers quotidien pour les situer dans un espace alternatif géré par des règles différentes. En instituant d’office et manu militari un champ d’expérience opposé à la réalité ordinaire et soumis à un autre régime (celui de l’anomie, du retour aux origines, de l’authenticité, du primat du sentiment sur la raison …), on ouvre le chemin à l’imagination, à l’activité projective. En désignant ces espaces comme « autres », on les soustrait aux déterminismes de l’histoire et de la nature et on les rend disponibles pour toutes sortes de « bricolages ». Nous savons pertinemment que la nature sauvage est une illusion et que notre civilisation, pour paraphraser François Poplin, cultive aussi bien le sauvage que le domestique[3]. Cela ne nous empêche pas, en jouant justement sur le principe de polarité, de simuler l’existence de deux mondes opposés et de conserver une marge d’opacité, de mystère, même là où il n’y a plus rien à découvrir. » Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés, PUR, 2013, p.11

Le prochain épisode, à une époque où les anciens espaces de promenade sont de plus en plus interdits à leurs anciens usagers, sera consacré aux avantages et aux désavantages de cette opacité délibérément entretenue.



[1] Polarity and analogy. Two types of argumentation in early Greek thought, Bristol Classical Press, 1966.

[2] Une opposition tempérée par l’existence d’une zone intermédiaire, celle des espaces non cultivés, le saltus sépare l’ager de la  silva.

[3] Poplin, F. « Que l’homme cultive aussi bien le sauvage que le domestique ». In Exploitation des animaux sauvages à travers le temps, xiiie Rencontres d’Archéologie et d’Histoire d’Antibes, ivecolloque international de l’Homme et l’animal, Société de recherche interdisciplinaire, 1993, p. 15-16.

1 commentaire:

  1. Transformer des espaces … la photo de votre article me fait penser à l’île de Poveglia dans la lagune vénitienne, île que le maire actuel de Venise ( homme d’affaires Luigi Brugnaro ) a voulu acheter en 2014 pour la transformer en hôtel de luxe. : belle réaction des Venitiens et de leur association « Poveglia per tutti ». L’histoire de cette île «  la vie plus hantée » qui veut devenir un espace public… un beau rêve de re appropriation de la nature. Nicole Juin

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