vendredi 19 avril 2024

La volonté d'ignorer 6.

 

 

Deux espèces invasives (Griffe de sorcière et herbe de la Pampa) dans une photo que j'ai prise au Conquet en 2009. Étais-je dans une propriété privée? Avais-je le droit d'être là? Allez savoir.

Et voici la dernière citation extraite de Terres incertaines, cerchant à illustrer les avantages et les désavantages de notre ignorance en matière de propriété privée. Une ignorance qui convient aux uns ou aux autres, mais pas simultanément.

« Je pourrais évoquer quelques exemples bretons (parfaitement banals mais d’autant plus représentatifs), comme le témoignage de ces étudiantes qui étaient rentrées dans un bois du Finistère en quête de champignons, et qui, arrêtées par le propriétaire, un célèbre navigateur, et invitées à décliner leur identité : « Nous sommes des étudiantes en ethnologie », ont-elles répondu (comme si c’était une justification …), « et nous pensions qu’il n’était pas interdit de ramasser des champignons ». « Comment ? », a répliqué le navigateur et propriétaire terrien, «vous étudiez l’ethnologie et vous ne savez pas que l’on ne rentre pas dans les propriétés privées ? La prochaine fois je vous lâcherai les chiens [1]». Je pourrais m’attarder sur les conflits dans la rade de Brest opposant, par endroits, les promeneurs désireux de longer la mer aux habitants des résidences proches du littoral.  Mais puisque face à ce genre d’expériences, comme on le disait, chacun d’entre nous a la légitimité d’un acteur social compétent, je conclurai ces quelques lignes par un témoignage personnel.

          Il y a quelques années, pendant mes vacances dans le Morbihan, je me promenais tranquillement sur la rive d’un fleuve, un enfant sur les épaules et tenant la main de l’autre, lorsque j’ai été approché et apostrophé par le propriétaire du lieu. Il tenait en laisse un boxer et je ne sais pas qui des deux était le plus nerveux. Je me suis excusé en lui expliquant que, vu la proximité du fleuve, je croyais me trouver dans un terrain communal. Je lui ai donc demandé où étaient, alors, les sentiers où on a le droit de se promener. À sa réponse : « Ici chez nous il n’y en a pas » j’ai cru opportun de prendre congé en lui disant : « Vous devez me pardonner, c’est que je viens des Alpes italiennes et chez nous, dans le bois et les prés, on circule librement ».

         Je me trompais. Même dans les Alpes, désormais, ce processus d’élimination des accès publics, d’abolition des droits coutumiers, de cautérisation des espaces interstitiels qui faisaient office d’amortisseur, dans leur indétermination, dans les rapports entre le public et le privé, est en train de s’imposer. Dans les vallées des Préalpes vénitiennes, pour situer géographiquement ce témoignage, les citadins, qui avaient l’habitude d’aller ramasser les champignons et les asperges sauvages dans les collines environnantes, sont de plus en plus confrontés aux nouveaux propriétaires qui, insensibles à l’histoire des lieux, érigent des palissades, installent des grillages métalliques derrière lesquels des schnauzer géants, des doberman et autres molossoïdes appartenant aux races les plus pittoresques émettent des aboiements dont la portée dépasse largement les limites des clôtures[2]. Du point de vue juridique, ces chiens marquent les confins d’une propriété. Du point de vue sémiologique, ils traduisent en termes canins, les peurs et la férocité de leurs propriétaires[3].



[1] Ce dialogue est quelque peu surréaliste, il est vrai : on a du mal à saisir le lien entre l’ethnologie et les champignons. On ne voit pas non plus pourquoi les étudiants en ethnologie devraient avoir des connaissances spécifiques en matière de propriété privée.

[2] En Italie, deux sentences, l’une du Tribunal de Messine, l’autre de celui de Lanciano, viennent d’établir qu’aboyer, pour un chien, est un droit naturel, et que les en empêcher  relève du « mauvais traitement ».

[3] Par un bouquet de roses je signifie mon amour. Par un chien enragé …

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