lundi 15 avril 2024

La volonté d'ignorer 4 («La prochaine fois je vous lâcherai les chiens»).

 

La loi du 2 février 2023 interdit l’accès aux grandes étendues naturelles appartenant à des particuliers, sous peine d’amendes allant jusqu’à 750 euros*. On comprend les raisons de cette décision : les amateurs de nature pullulent, ils se disséminent sur les « grandes étendues » comme des sauterelles (qui aiment la nature elles aussi) et finissent par les devaster**.

Les promeneurs n'apprécient pas trop cette loi restricitive et on  peut bien les comprendre : comme nous l'apprennent les historiens, à l'époque où les communautés paysannes ont cédé leurs terres à des particuliers, c’était à condition d’en pouvoir garder le droit d’accès. Dans une perspective historique, autrement dit, le propriétaire terrien qui confisque aux riverains le droit de profiter des anciens « communaux » ne respecte pas les pactes. On pourrait  le comparer à un voleur qui joue sur  l’opacité juridique de l’espace qu'il a acheté (et notamment sur l'oubli des conditions du premier contrat et des servitudes qu'il impliquait) pour s'assurer son exclusivité.

J’abordais cette problématique dans la conclusion de l’ouvrage Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés (PUR, 2013, p. 213  et suiv.), intitulée : « La prochaine fois je vous  lâcherai les chiens ». En voici le début :

« Le thème des terrae incognitae, au bout du compte, est éminemment politique. Politique au sens « bas », celui des rivalités entre voisins, des conflits entre autochtones et néo-résidents. Politique au sens « noble », parce qu’il nous invite à réfléchir autour des droits du citoyen en matière d’accès aux ressources naturelles et autour des modalités d’appropriation du territoire. Il s’agit d’un thème qui a trait à la sphère publique, mais qui a aussi des implications profondément privées, voire intimes, car chacun d’entre nous, en tant qu’excursionniste, ramasseur de noisettes, bird-watcher, aventurier  ou  boy-scout s’est familiarisé avec des lieux qui ne lui appartiennent pas mais qui sont devenus, en quelque sorte, partie intégrante de son identité. Cette familiarité n’est pas illégitime. Les formes de la propriété terrienne varient d’une région à l’autre et généraliser n’est pas facile. Mais certains aspects de l’histoire rurale justifient, dans leur ensemble, la relative désinvolture avec laquelle le citoyen estime, encore aujourd’hui, pouvoir se déplacer dans les espaces extra-urbains sans se sentir coupable. Nous pourrions évoquer le droit assuré à tout promeneur de parcourir le réseau des chemins vicinaux et d’accéder aux structures collectives disséminées dans le territoire (chapelles, lieux de culte, refuges, anciennes ruines, fortifications militaires d’intérêt archéologique …). Inutile de signaler l’existence de larges surfaces domaniales ouvertes à la fréquentation publique. On rappellera aussi l’ancienne coutume rurale de tolérer la libre circulation à l’intérieur des fonds une fois terminée la saison agricole . Et d’ailleurs, comme nous l’apprennent les spécialistes, lorsqu’au cours de l’histoire les communautés locales ont cédé les terrains collectifs à des particuliers, elles ont  très souvent conservé les droits d’usage : exploiter le bois mort, chasser, pêcher, ramasser les herbes et les champignons, etc. Ces droits, aujourd’hui, sont en train de perdre leur valeur légale. Quoi qu’il en soit, ils sont souvent oubliés par les nouveaux propriétaires ou par les héritiers des anciens. C’est ainsi que de nombreux espaces qui, pour citer Pierre Nora, constituaient de véritables « lieux de la mémoire collective » (la colline où l’on ramassait les narcisses, le torrent où l’on pêchait les écrevisses, l’étang où l’on allait nager, le territoire où l’on chassait …) finissent par être clôturés et par conséquent, si l’on met les choses en perspective, « confisqués ». (À suivre)

 

* https://mapetiterando.fr/actualites/loi-engrillagement/  

** "Mais non, moi je respecte la nature !". "D'accord, mais tu n'es plus tout seul. Lorsque, dans le même endroit, on est des centaines voire des milliers à respecter la nature ...".

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