mardi 9 avril 2024

La Volonté d'ignorer 1 (gesticulations sauvages dans une nature anthropisée)


Pour préserver le potentiel fantasmatique (ou tout simplement théâtral) des espaces naturels, ces étendues "sauvages" où chacun est libre de folâtrer comme ça lui chante, nous devons nier leur historicité. C‘était le point de départ de mon étude L’Utopie de la nature, Chasseurs, Écologistes, Touristes, qui date de 1996.

J’ai repris cette idée en 2013 dans l’introduction à l’ouvrage collectif Terres incertaines. Anthropologie des espaes oubliés (PUR). Ici, et dans les billets suivants,  j’en cite quelques passages, dans la vaine tentative de ralentir le processus de disparition inexorable qui affecte toute  production humaine. 

« Aujourd’hui, on le sait, les espaces blancs [sur les cartes géographiques] font défaut. Les agences touristiques continuent à nous proposer des voyages « exclusifs » dans des terres « non contaminées » en prolongeant la fiction dénoncée par Claude Lévi-Strauss, il y a déjà une soixantaine d’années, dans les pages de Tristes tropiques. Quelques-uns y croient encore. La majorité, en revanche, sait que ces terres paradisiaques sont tout aussi « authentiques » que l’odalisque rencontrée par Tartarin dans l’arrière-pays algérien  (il s’agissait en fait d’une « mercenaire » marseillaise qui s’était transférée dans la région pour des raisons professionnelles). On sait que l’offre est illusoire, mais on préfère ne pas y penser. (…) Il s’agit d’un refus qui, projeté dans l’histoire de l’Occident, peut sembler paradoxal*]. Nous avons l’habitude de penser que l’élan cognitif qui anime la société moderne ne tolère pas les vides, les zones d’ombre, les interstices: « Là où était du ça, doit advenir du moi » écrivait Freud. À l’instar de Freud, les géographes, les naturalistes, les anthropologues, qui à l’époque de Conrad traversaient les océans pour combler les « espaces blancs », étaient poussés par le désir de « mettre en lumière » : explorer, documenter, cataloguer, identifier les lieux et préciser la nature de leurs habitants éventuels. La formule « terra incognita », de ce point de vue évoquait l’idée d’une région inexplorée, c’est vrai, mais destinée à devenir « cognita » comme toutes les autres

L’ « opacité » de certaines portions de monde, cependant, peut être voulue, entretenue. (À suivre).




* Histoire de l’Occident telle qu’elle est synthétisée, par exemple, par  Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde ou par Norbert Elias dans La civilisation des moeurs.

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