mercredi 17 avril 2024

La volonté d'ignorer 5 (prendre son pied dans une propriété privée)

 

La montagne Sainte-Victoire. Paul Cézanne, 1905

Il n'y avait rien de prophétique, dans ces lignes publiées il y a une dizaine d'annés. Nous le savions déjà tous, par expérience directe, que le droit de divaguer librément dans les espaces verts avait du plomb dans l'aile.  Les choses, aujourd'hui, sont juste en train de se préciser. Mais continuons avec l'épilogue de Terres incertaines  :

« C’est ainsi – j’ écrivais dans le billet précédent - que de nombreux espaces qui, pour citer Pierre Nora, constituaient de véritables « lieux de la mémoire collective » (la colline où l’on ramassait les narcisses, le torrent où l’on pêchait les écrevisses, l’étang où l’on allait nager, le territoire où l’on chassait …)* finissent par être clôturés et par conséquent, si l’on met les choses en perspective, « confisqués ». L’augmentation des prétendants aux espaces verts explique, en partie, ce phénomène : on peut comprendre que l’acheteur d’un pré, d’un jardin potager, d’une clairière, veuille les soustraire à l’enthousiasme, pas toujours vertueux, du passionné de tracking ou de l’éco-touriste. Il n’empêche que le résultat final, pour les résidents comme pour les visiteurs du week-end, est l’appauvrissement graduel des parcours disponibles et la dégradation du climat psychologique dans lequel se déroule ce périodique « retour à la nature ». Le conflit - parce qu’il s’agit d’un conflit -  joue encore une fois sur le mécanisme du déni et, dans certains cas, de l’occultation. Le marcheur dominical, comme on vient de le dire, tend à survoler le fait qu’une bonne partie de ses itinéraires en plein-air se déroule en fait dans quelque propriété privée (le massif de la Sainte-Victoire, par exemple, immortalisé par Cézanne et visité annuellement par près d’un million d’excursionnistes, est une propriété privée laissée courtoisement en libre accès aux spécialistes des sports extrêmes). Le propriétaire, de son côté, peut chercher à faire oublier l’existence d’un sentier communal qui passe à côté de sa possession, voire la traverse. Si près de ses terres se trouve une construction liée à la mémoire locale (et s’il n’envisage pas de l’ « incorporer » et de s’en servir à des fins commerciales), il souhaitera sa dégradation rapide en attendant, plus ou moins patiemment, que la nature reprenne le dessus.

         La portée anthropologique de ce phénomène est évidente : chacun d’entre nous pourrait jouer le rôle de l’ « informateur » et citer quelques exemples de clôtures improvisées, de déplacements abusifs des bornes,  de destruction d’éléments paysagers d’intérêt public, dont il a été le témoin et, en quelque sorte, la victime (ou, pourquoi pas, l’auteur). Je dis la victime parce qu’une donnée commune traverse ces témoignages : le contexte tendu, pour ne pas dire violent, dans lequel l’ « exploreur »  est mis au courant du fait qu’il est en train de s’aventurer dans une propriété privée et que les « espaces blancs » où il effectue ses reconnaissances ont un nom et sont régulièrement enregistrés au cadastre (« C’est vrai ? Mais si je viens ici depuis que je suis né et que personne ne m’a jamais rien dit …»). (Extrait de Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés, PUR, 2013, p. 214 (À suivre).

* Ça me rappelle une chanson de Nino Ferrer. Je suis en train de copier, maifestement.        

 


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