lundi 22 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui?) Quatrième et dernier épisode

 


Polémologie : Étude de la guerre considérée comme un phénomène d'ordre sociologique.

Ce que je viens de dire doit être interprété comme une sorte de contre-feu, juste pour prévenir les critiques que l’on pourrait adresser à une anthropologie des émotions, des passions et du sensoriel. Mais il va sans dire que chacun d’entre nous, qu’il le veuille ou non, injecte dans son texte des contenus émotionnels et cherche à transmettre aux lecteurs les sentiments de ses informateurs. Tout texte, en ce sens, nous parle d’émotions. Le séminaire de l’année passée s’était nourri, en grande partie, des articles d’un ouvrage collectif consacré aux périphéries qui va paraître prochainement aux éditions du CTHS. Il s’intitule À la lisière du monde. Pour une anthropologie des périphéries. Pour le plaisir du jeu, j’ai relu quelques articles au prisme de notre question, en me demandant ce qu’il y avait d’émotionnel dans les différentes contributions. Qu’est-ce qui fermente dans le texte ? Quel est le motif de l’auteur ? Quel est son mobile ? Quelle est sa « motion » ? C’est bien ce qu’on demande aux étudiants qui s’inscrivent en thèse : « Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ? » Qu’y a-t-il d’intime et de passionnel derrière l’intérêt scientifique ? Mais on aurait envie de poser la même question aux chercheurs chevronnés : « Pourquoi travaillez-vous sans cesse depuis quarante ans sur la Comédie de l’innocence et la mort de l’animal ? Ne seriez-vous pas un tantinet nécrophile sur les bords ? »

Comme je le rappelais, « motif », « mobile », « motion » et « moteur » sont des termes qui dérivent du latin motus, signifiant mouvement. Ils partagent leur racine avec émotion, ce qui nous amène à un truisme : tout auteur est mû par une émotion. J’enchaîne immédiatement avec un autre truisme : en dépit de son apparence aseptisée, toute recherche, qu’elle soit théorique ou de terrain, est un entrecroisement d’impulsions intimes qui alimentent le texte mais qui sont rarement déclarées. Puisqu’elles sont de toutes sortes, dans ma rapide évocation de quelques interventions de l’année passée je me limiterai à indiquer un mobile latent qui, bien que largement connu, n’est pas souvent analysé en tant que tel : le mobile « polémologique », c’est-à-dire celui de la confrontation avec le discours courant ou avec ce que nos collègues soutiennent à propos d’un thème ou d’un terrain. Oui, on n’écrit pas seulement pour défendre une lecture du réel. On le fait aussi pour contrecarrer d’autres lectures qui ne nous plaisent pas ou qui nous font concurrence. Je me limiterai à citer les articles où j’ai cru repérer cette impulsion. Mais ce n’est qu’un antipasto, comme on dit en italien, pour donner envie de jeter un coup d’œil à cet ouvrage :

Dans l’article de Martin de la Soudière qui ouvre le livre, cette impulsion est presque évanescente et se réduit à la contestation de la notion de périphérie, jugée, sur le plan heuristique, moins prometteuse que celle de marge. « Être à la marge – je le cite – c’est se situer à l’extérieur de la norme, du pouvoir. » Martin de la Soudière est un excellent ethnologue, mais il est avant tout, selon moi, un écrivain. En ce sens, il fait de l’anthropologie des émotions depuis toujours, sans besoin de le souligner, sans besoin de déclarations officielles. Il est un peu comme Monsieur Jourdain, mais un Monsieur Jourdain conscient de ce qu’il fait.

Dans la contribution de Bernard Kalaora, l’interlocuteur explicite de cette confrontation est le capitalisme et la société extractiviste. Chez lui, l’émotion prend la forme d’une indignation à peine retenue : « L’espace océan – écrit-il – malgré toutes les tentatives des puissances souveraines de le privatiser, s’est toujours montré rebelle aux frontières ; sa nature fluide reste réfractaire aux limites. » Il en va de même pour la forêt, autre haut lieu de résistance aux forces qui cherchent à embrigader nos esprits.

Dans la contribution de Raphaël Larrère, la confrontation théorique occupe une place centrale, mais elle est présentée avec tant de simplicité et de fair-play qu’on ne la voit pratiquement pas. Il s’agit de remettre en question l’existence même de l’ordre symbolique censé structurer l’ontologie occidentale, axée sur le binôme domestique/sauvage. On oublie trop souvent l’existence d’une troisième dimension, le saltus des Latins, qui ouvre sur des réalités hybrides qui ont toute leur place dans notre organisation mentale et cosmologique. L’émotion y est latente et d’ordre théorique.

Véronique Dassié suit la même direction en signalant un vide dans le cadre de nos disciplines et en nous rappelant à quel point la forêt, pendant très longtemps, a été réduite par les anthropologues à un décor ou à une sorte de « non-lieu » : « Les forêts européennes – écrit-elle – semblent en effet être ni assez culturelles ni assez peuplées pour mériter pleinement l’attention anthropologique, ce qui en fait finalement par là même des objets « périphériques (…) ». Restituons donc aux forêts leur honorabilité.

Je rappelais tout à l’heure qu’émotion et « moteur » ont la même racine. Chez Agnès Tachin, qui nous a raconté une histoire de « vaincus » — les maraîchers du Val de Saône poussés à s’installer à l’extérieur de la ville d’Auxonne au XVIII siècle — le moteur de l’article est d’ordre mémoriel. On dira que c’est normal chez les historiens, mais cela nous rappelle, puisqu’on parle de mobiles et d’émotions sous-jacentes, à quel point le désir de rétablir la vérité — d’arracher les souvenirs à l’érosion du temps — peut alimenter, comme un feu souterrain, la scénarisation d’un texte. La cible de la confrontation, ici, est constituée par les responsables régionaux, avec leur penchant pour une patrimonialisation aveugle : ils patrimonialisent tout et n’importe quoi, sauf le savoir des maraîchers qui ont pourtant joué un rôle majeur dans l’histoire sociale du territoire.

Sophie Bobbé n’est pas mue par des impulsions polémologiques, elle n’a pas de catégories à défendre ni de comptes à régler. Elle nous décrit un cheval, avec son accompagnateur, qui entre dans des chambres d’hôpital et qui soulage, par sa présence, des patients gravement malades. La scène est aussi surréaliste que dans un film de Buñuel. Pour ceux qui ont à l’esprit cette référence folklorique, elle évoque Saint Nicolas qui entre dans les pièces des enfants avec son âne pour leur livrer des cadeaux. Le cadeau, dans ce cas, est un cadeau thérapeutique. L’émotion et le sensoriel sont vraiment au cœur de la scène ethnographique, sans qu’il soit besoin de recourir à un jargon de psychiatre, de neurologue ou d’hypnotiseur pour en rendre compte.

L’article de Christophe Baticle s’intitule : « À la périphérie du “développement” en Afrique centrale. Quand l’exploitation forestière et la protection de la nature “dénaturent” les modes de vie locaux ». Même dans ce cas, la dimension polémologique est évidente. Cette recherche s’inscrit dans une démarche classique de nos disciplines : contester, par une recherche de terrain étayée par des références scientifiques, la doxa officielle, un discours que même les populations locales, influencées par ses représentants gagnés à la cause du capital, finissent par accepter.

Sur le plan des non-dits émotionnels, l’article d’Hugo Gassin va à peu près dans le même sens : il dénonce la pression idéologique exercée par le pouvoir central sur une autochtonie marginale et périphérique qui croit exprimer ses sentiments et son expérience sensorielle du paysage local, alors qu’elle répète des stéréotypes suggérés par les experts gouvernementaux.

Et je terminerai en évoquant mon propre article, consacré au mythe du chasseur écologiste. Son côté passionnel est déjà clair dans le titre : « La mémoire courte. À propos des vertus du chasseur rural ». Le ton est sarcastique. J’en veux à notre crédulité, à la manière dont nous acceptons volontiers des relectures idéologiques du passé — des relectures fausses et opportunistes, mais aux sons agréables, qui se glissent dans nos oreilles et s’installent dans nos cœurs. Pourquoi les aimons-nous ? Parce que cela nous convient. Et leur convenance nous émeut. Nous sommes, finalement, des redresseurs de torts — mais des redresseurs de torts ambigus.

* J’en profite pour rappeler que la question des « Passions ordinaires » et donc des émotions du Français moyen,  avait été abordée et  problématisée dans un ouvrage collectif dirigé par Christian Bromberger, Bayard, 1998).

** L’urgence  m’a empêché d’évoquer tous les articles. À côté des contributions à qui je consacre ici quelques mots on trouvera aussi, tout aussi précieux à mon avis : Karine, Bonneval,  « Phytokin » ;  Christine Vial Kayser, « Giuseppe Penone ou la matérialité du souffle » ;  Marieke Blondet, « Le retour de la périphérie ? Engouement montant pour la forêt et alternatives forestières » ; Tangui Przybylowski, « La construction des périphéries d’un patrimoine villageois wè-guéré : normes d’appropriation, héritage de la guerre civile et litiges fonciers ».

 

 

 

samedi 20 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui?) Troisième épisode

L'attitude de Segalen est paradoxale : il pose les bases pour une approche critique au thème de l'altérité, en blâmant les impostures de la « littérature coloniale »,  et il écrit un roman où les Polynésiens sont de simples supports où caser ses fantasmes et ses opinions personnelles.

(Suite) L’ethnologie, on le sait, a toujours été considérée comme « plus impressionniste » et, je dirais, plus « littéraire » que ses consœurs. Mais cela fait déjà un bon moment que même les sciences humaines les plus liées au paradigme positiviste - celles pour qui la question du vécu, et de sa place dans la rédaction d’un texte, était vite résolue par un appel à la neutralité du chercheur - ont changé leur fusil d’épaule et consacrent une place importante aux émotions. Je pense, par exemple, à la sociologie et à la géographie humaine, des disciplines très à l’aise avec les statistiques, travaillant à une échelle où la subjectivité individuelle disparaît sublimée dans le collectif -

En débarquant en France vers la fin du siècle passé, j’avais été très intéressé par un article de Louis Quéré s’interrogeant sur une place éventuelle de l’herméneutique en sociologie.  Les sociologues « introspectifs » étaient encore assez rares et les auteurs comme Pierre Sansot, par exemple, et son approche « microsociologique », étaient loin de faire l’unanimité.  Les choses ont vite changé et aujourd’hui, à une époque que nous pourrions qualifier de « post-disciplinaire », les qualificatifs d’ethnologue, sociologue, géographe ont perdu une bonne partie de leur pertinence. Parallèlement, l’extériorisation de ses propres mobiles et de ses propres émotions est devenue légitime. Mais ce n’est pas sans poser de problèmes.

Le risque principal, signalé par plusieurs défenseurs de l’ethnologie « objectiviste », est que la narrateur sombre dans le narcissisme, qu’il squatte l’autre pour parler de soi-même : “ Regardez-moi : ne suis-je pas merveilleux, pendant que je défends MON informateur ? Mon informateur à moi ? », «  Ne suis-je pas formidable pendant que j’étale mon honnêteté intellectuelle en reconnaissant ses qualités et son « intelligence » ? Ce narcissisme débouche presque fatalement sur un choix rédactionnel qui a eu ses moments de gloire en littérature, l’autofiction : j’aime la randonnée, le ski hors-piste, l’alpinisme ? Eh bien, en tant que pratiquant, puisque moi aussi, au bout du compte, je suis un acteur social, je décrirai mes sensations personnelles et mes émotions, je ferai état de mon adresse et de mon savoir faire en me glissant dans le texte à côté de mes informateurs. Pour que ça devienne légitime, il suffit que mes perceptions et mes états d’âme soient décrits dans un langage scientifique, mysticisant voire tout simplement abscons.

L’autre risque principal est que le chercheur se laisse entraîner par les émotions de l’Autre, qu’il cède aux charmes de sa rhétorique. C’est le risque d’une empathie mal maîtrisée qui confond la sincérité des accents et des regards que notre interlocuteur nous lance avec la réalité des faits. Oui, parce que l’émotion du témoin, pendant l’entretien, est souvent très sincère et terriblement contagieuse.

Mais le risque le plus redoutable, à mon sens, est que le droit de travailler sur les émotions, sur le sensoriel, donne à l’ethnologue (ou au sociologue) l’illusion d’être un écrivain. L’illusion d’être un artiste. « J’aurais voulu être un artiste … donc je fais de l’ethnologie ». Parce que ceux qui savent décrire à la fois leurs propres émotions et celles de l’Autre, ceux qui savent le saisir dans sa logique et sa singularité,  ce sont les écrivains : Jack London,  Jean Genet, Pier Paolo Pasolini, Carlo Levi* … Travailler sur les émotions, autrement dit, demande une compétence spécifique. Parce que frémir face à la souffrance de l’Autre est presque automatique, l’empathie est à la base de notre vocation. Mais lorsque cette compassion est mal gérée (compassion, on le sait, signifie à l’origine « souffrir ensemble »), elle risque de se transformer en paternalisme, voire même - lorsqu’on apprécie l’autre à condition qu’il ait besoin de nous - en néo-colonialisme**.

* J'ai déjà parlé de Michel Léiris. Quant à la représentativité de Victor Segalen j'ai en réalité des doutes. En lisant Les Immémoriaux  je me suis demandé si, au lieu de nous restituer le ressenti des Polynésiens, il ne se livre pas à un élégant exercice de  ventriloquie. Il n'empêche que dans son projet inachevé, publié sous le titre  Essai sur l'exotisme (Le livre de poche essais, 1986)  Segalen pose très clairement la question de comment (et de pourquoi) traduire les émotions d'une culture à l'autre - au risque, souligne-t-il avec finesse, de profaner l'Autre en dissipant son mystère.

** Je renvoie, sur ce point, au chapitre « La voix de son maître : l’amitié homme-animal comme modèle de subordination » de mon étude  L’éloquence des bêtes, Métailié 2006.

jeudi 18 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui) ? Deuxième épisode

Aborigènes australiens ne dissimulant pas leurs faible intérêt pour  le dialogue interculturel

(Suite) Or, si les émotions des Autres, tant bien que mal, nous ont toujours intéressé, ce qui change aujourd’hui est peut-être la manière de les aborder : le mot « perception » a pris de l’importance depuis un long moment et le ressenti du sujet, (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique ») est de plus en plus envisagé comme un champ d’exploration à part entière. Mais comment rendre audible ce ressenti à nos oreilles « modernes » habituées à bien d’autres musiques ? Comment s’ouvrir à cet exercice herméneutique tout en respectant les exigences d’une démarche scientifique ?

Ce n’est pas un hasard si, parmi les premiers ethnologues à avoir posé en termes critiques la question de la traduction des émotions d’une culture à l’autre nous avons des écrivains : Victor Segalen, qui n’était pas à proprement parler, un ethnologue. Et Michel Leiris, qui l’était entièrement. Peut-on parler des émotions de l’Autre, cette présence énigmatique qui nous trouble par sa diversité, sans passer par nos émotions à nous ? Leiris est sans doute un des premiers à avoir abordé la question des émotions du chercheur sous l’angle épistémologique.

Et après, bien sûr, il y a Georges Devereux qui, plus proche des sciences dures et du protocole expérimental, met au premier plan, dans la démarche anthropologique, le rôle fondamental de l’angoisse du chercheur face aux réactions mystérieuses du « cherché »*. Loin d’être une perturbation à éliminer, cette angoisse, fruit de l’échange et donc du dialogue, est la seule donnée fiable dont le chercheur dispose pour nourrir son analyse***.  

La question des passions du chercheur anime également, sur un autre plan*, Ernesto De Martino qui dans les années 1950 développe sa théorie de l’ethnocentrisme critique. De Martino en veut à l’illusion « scientiste » selon laquelle on pourrait garder une neutralité bienveillante face aux civilisations différentes de la nôtre (il suffirait, selon certains ethnologues, notamment anglo-saxons, de mettre entre parenthèse notre ethos et nos « préjugés »). ... En omettant d’évoquer les raisons de notre intérêt pour l’Autre, de notre irruption dans son horizon, le document anthropologique ressemblerait à une somptueuse tombe de marbre : la surface polie cache les non-dits qui pullulent comme des vers à l'intérieur. Pour De Martino le texte anthropologique ne doit pas décrire une société mais les modalités de la rencontre avec cette société. Il doit relater la confrontation entre deux manières différentes de se rapporter au monde, le choc qu’elle a provoqué et les raisons civilisationnelles qui sont à l’origine de ce traumatisme.  Autrement dit, l’observateur occidental, à l’instar du non-occidental, est forcément ethnocentriste, parce que c’est à partir de ses valeurs (de sa manière d’évaluer les comportements humains, de s’émouvoir etc.) qu’il appréhende, par comparaison, celles des autres. Mais la prise de conscience de cette diversité « scandaleuse » peut l’aider à saisir les limites de sa vision du monde, de la remettre en cause et de l’élargir. (À suivre).

* Puisque ce texte commence à devenir trop sérieux, je me permets de faire le bouffon, trouvant que rappeler le caractère asymétrique de l’enquête ethnographique est toujours salutaire.  L’opposition observateur/observé (comme si l’Autre était un virus ou un légume que l’on observe sans réciprocité) porte déjà en elle les marques de cette asymétrie. D’autres binômes sont encore plus explicites : enquêteur/enquêté, par exemple, qui renvoie  à l’enquête judiciaire (les anthropologues aiment le signaler). En italien l’opposition ricercatore/ricercato, pour ironiser encore un peu sur cette asymétrie,   marche particulièrement bien, le ricercato, dans la langue de Dante, étant le repris de justice.

** On notera les analogies, dans tout autre contexte, avec la démarche de Jeanne-Favret Saada, que je ne traite pas ici mais que j’évoque ailleurs. J’en profite pour donner les références des articles que j’ai consacrés à cette problématique : "Équation personnelle’ et statut de l’observateur dans la tradition ethnologique”, Sociologie du Sud-Est, Aix-en-Provence, 59/62 : 7-26., 1990 - « Je interdit ». Le regard presbyte de l’ethnologue, in (Georges Ravis-Giordani éd.), Ethnologie(s). Paris, CTHS, p. 18-40 « Les confessions d’un traître.» De l’indécence du regard ethnologique et de la manière de s’en sortir ». In (P. Alphandery, S. Bobbé dir.),  Postures et cheminements du chercheur, Communications n. 94, p. 91-107 -

*** Le chercheur en tant que membre d’une communauté caractérisée par une histoire et une conception du monde spécifiques.

 

mardi 16 décembre 2025

Anthropologie des émotions (de qui?) Premier épisode.

 


David Teniers II les Jeunes (Anvers 1610 - Bruxelles 1690) « Fête dans le village » Huile sur toile (détail)

Voici donc la première tranche de mon intervention orale lors de la séance introductive du séminaire «Ruralités contemporaines en question(s) ». Comme on le verra, il s’agit juste d’une liste de noms et de postures bien connues par ceux  qui pratiquent nos disciplines. On découvrira par la suite que mon but, derrière cette histoire d’émotions, était d’annoncer la parution imminente d’un ouvrage collectif consacré aux périphéries. Un bel exemple d’opportunisme !

Je commencerai par un préambule historique en rappelant que l’anthropologie des émotions - et je parle de l’anthropologie au sens large – ne date pas d’aujourd’hui, loin de là. Les émotions de l’Autre nous ont toujours intéressés énormément. Pour les comprendre, certes, mais aussi pour les exorciser, pour les maîtriser. Que l’on songe aux travaux de Gustave Le Bon, père de la psychologie sociale, et à son intérêt pour les foules. C’est en raison de leurs émotions collectives que les foules perdent la tête, alors que chaque individu, pris singulièrement serait bien plus sage. Le mot « émotion » et le mot « émeute » ont la même racine. Le mot « meute » aussi. Cela vient de motus, mouvement. L’émotion est ce qui nous met en mouvement.

Le thème des émotions individuelles qui fusionnent dans l’espace public en altérant notre rapport ordinaire au monde a été repris par Freud, là où il s’interroge sur l’alchimie qui se crée au sein d’une multitude qui délègue au chef charismatique la responsabilité morale de l’action collective (un lynchage, par exemple). Elias Canetti reviendra à son tour sur cette problématique. Mais j’oubliais Émile Durkheim (et beaucoup d’autres pionniers, certainement). Son intuition géniale sur les origines du sacré repose sur la grande charge émotionnelle suscitée, chez les Aborigènes australiens, par la participation collective à la fête du printemps.  Lucien Lévy-Bruhl était tout-aussi intéressé à l’influence des émotions dans la manière de se représenter le monde.  Sa réflexion autour de la mentalité primitive (axée sur la notion de « participation mystique »), part de l’idée que, dans les sociétés qu’il qualifiait d’« inférieures », ce sont justement les affects, les émotions, qui déterminent la lecture du réel *.

L’anthropologie religieuse, avec son intérêt pour le sacré, la fête et le deuil, est toute entière une anthropologie des émotions, de Rudolf Otto jusqu’à Ernesto De Martino et à ses épigones. L’ethnomusicologie également. Lorsque Gilbert Rouget nous parle de la transe, il nous livre un traité sur l’émotionnel et le sensoriel. Je ne vais pas m’attarder sur l’anthropologie américaine, accusée parfois de « psychologisme » parce que, justement, elle réservait aux sentiments et aux valeurs des acteurs, à leur ethos, une place centrale. Chez les Culturalistes américains, l’ethos n’est pas seulement l’ensemble des schémas cognitifs, des associations symboliques et des règles morales propres à une société, il concerne aussi, et je dirais presque en premier lieu, la dimension des affects transmis socialement d’une génération à l’autre.

Jusqu’à une époque récente, ces émotions étaient considérées comme des objets d’étude indispensables pour comprendre le fonctionnement des sociétés, mais la tâche des sciences sociales était d’aller au-delà des sensations et des affects (et de leur influence sur les représentations vernaculaires produites par les acteurs sociaux)**. Même l’ethnologie, pendant très longtemps, est restée objectiviste (en mettant des guillemets, on pourrait même dire  positiviste ) et se méfiait de toute interprétation subjective, « savante » ou « profane », entachée, par définition, d’affectivité. On a épilogué beaucoup autour du passage où Claude Lévi-Strauss nous invitait à séparer le sujet (cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique »*), du phénomène analysé, dont les lois de fonctionnement répondent à une logique sous-jacente qui échappe à la conscience immédiate du chercheur et  de ses « informateurs ». (À suivre).

* En fin de carrière Lévy-Bruhl reconnaîtra que même dans les sociétés « supérieures », pour ainsi les appeler, les traits qu’il prêtait aux sociétés primitives ne manquent pas.

** Que l’on songe aux anathèmes de Durkheim à l’égard du sens commun.

*** Cf. L’homme nu, Plon, 1971

 

samedi 13 décembre 2025

Le droit aux émotions


 Un berger avec son chien (carte postale)

À partir du prochain billet, comme je l’avais annoncé, je bouleverserai le rythme de ce blog en présentant, coupée en morceaux, ma contribution à la journée introductive du séminaire Ruralités contemporaines consacré, cette année, aux émotions.  Ce faisant,  je squatterai le blog, puisque mon propos ne concerne la question animale que de loin (un peu, quand même,  dans la mesure où les émotions du chercheur et de ses interlocuteurs reposent sur un substrat animal, le même qui rend possible la communication avec les non-humains).

Pour assurer la transition, après mon histoire de gélinottes recyclées,  j'évoquérai un souvenir qui m’est remonté à l’esprit en pensant aux émotions.

Pendant un certain temps, lors de mes enquêtes dans la région alpine, il m'arrivait de croiser un berger avec qui j'échangeais quelques mots. Il était accompagné par un jeune chien qui lui tournait autour comme une girouette, persuadé, j'imagine,  que c’était ça son métier. Un jour je l’ai rencontré sans chien :

- Et le chien ?

- Il a avalé une saloperie et il est mort.

En me donnant la triste nouvelle il avait l’air particulièrement ému. Il m’a regardé en silence, pour saisir ma réaction, et il a  précisé :

- Ma femme a souffert beaucoup.

Lui aussi, manifestement, avait souffert beaucoup, mais il ne pouvait pas l‘avouer. Dans les sociétés traditionnelles, c’est connu, on déléguait aux femmes le droit/devoir d’exprimer les émotions.

Je reviendrai sur cette histoire à la fin de mon détour.

jeudi 11 décembre 2025

Les confessions d'un cannibale ou presque (3 sur 3)

 

 Paolo Dalla Bernardina, Faisan
 

(Suite et fin) Résumons : moi et mon collègue nous trouvons une gélinotte inerte et, au lieu de la laisser pourrir sur le chemin, dévorée par les vers et les charognards, nous décidons de la manger nous-mêmes. Dans le passé, cette histoire inhabituelle aurait suscité de la curiosité et, à la limite, un peu de jalousie (tout le monde n’ayant pas eu la chance de savourer une gélinotte). Aujourd’hui - et je trouve la chose triste, pour ne pas dire inquiétante - j’ai le sentiment de devoir me justifier. Je pourrais le faire de façon grandiloquente en déclarant que manger ce noble animal, pour moi, était une manière de le respecter. Je préfère assumer mon penchant hédoniste.

J’appartiens à une civilisation où manger avec plaisir un civet de lièvre n’avait rien d’obscène, loin de là. C’était une époque où les croyants étaient persuadés que le Bon Dieu avait mis le gibier à leur disposition (c’était bien pratique, il faut le reconnaître). Les athées revenaient de leurs sorties de chasse tout aussi sereins, leur faisan dans la gibecière, ne pensant pas avoir fait le mal.  

Je comprends les végétariens et les animalstes. Quelque part, je les admire. Ce que je n’aime pas, c’est lorsque leur choix personnel devient un critère d’évaluation morale. À côté d’un végétarien qui se met à juger ma carnivorité je me sens sale. Je me dis : « Il est plus propre que moi, celui-là ». Automatiquement, pour me consoler, je me demande où il cache sa saleté à lui.

mardi 9 décembre 2025

Les confessions d'un cannibale ou presque (2 sur 3)

 


À la place de la gélinotte je propose un grand-tétras (qui semble déjà empaillé) dessiné par Paolo Dalla Bernardina*.

(Suite) En voiture nous parlions d’un oiseleur rencontré quelques jours auparavant et de ses collègues qui, à force de s’identifier aux oiseaux convoités, finissent par leur ressembler. La route pour rejoindre le roccolo n’avait rien de particulièrement dangereux. Elle était quand même tortueuse et, plus on avançait, plus elle se rétrécissait. Soudainement, dans l‘herbe qui poussait au milieu du chemin, nous avons aperçu un battement d’ailes. Un faucon penché sur une gélinotte était en train de lui manger les entrailles. Pendant un moment, en nous voyant, il a tenté d’emporter sa proie, mais il a vite renoncé et il est parti tout seul. Je suis sorti de la voiture et j’ai inspecté la victime. Mise à part l’ouverture dans le ventre, elle était intacte. Un citoyen exemplaire l’aurait laissée sur place permettant ainsi à la nature de suivre son cours. Il aurait aussi signalé le fait aux autorités compétentes, les oiseaux de cette espèce étant rares et très protégés. Nous avons opté pour une solution alternative : « As-tu jamais mangé une gélinotte ? Ah non ? Moi non plus. Beh, écoute, de toute façon, elle était déjà morte. Et quoi qu’il en soit … nous aussi nous faisons partie de la nature ».

Il aurait été sage de la laisser faisander, mais je devais repartir le jour suivant. « Tu la trouves comment ? Beh, je la trouve très bien, et toi ? « Moi aussi, finalement, mais je préfère la bécasse ». Pour honorer la gélinotte, nous avions ouvert une bouteille de Schiava Gentile (Esclave Gentille),  un ancien cépage de la région qui a accentué le caractère vieux genre de notre  banquet**.

Pendant le retour j’ai repensé à ce petit festin de braconniers et au faucon, les ailes ouvertes, penché sur sa proie : « Voici un autre signe du Maître des animaux, me suis-je dit, qui salue la création d’un espace muséographique consacré à la chasse. C’est un présage de bon augure.  Et ça nous offre une nouvelle image héraldique qui ferait un merveilleux  ex-libris  ».

Quelqu’un aura trouvé ce récit très cynique (« Aucune empathie pour la pauvre gélinotte? Quelle honte!»). J'expliquérai mon point de vue dans le prochain billet (À suivre)***.

* La gélinotte aussi est un tétras, ce qui permet le rapprochement.   

** Le nom Schiava Gentile dérive du terme latin médiéval cum vineis sclavis, qui désigne une ancienne méthode de culture dans laquelle les vignes étaient attachées et « forcées » à pousser sur des pieux (tutorat), contrairement aux vignes sauvages qui poussaient librement sur les arbres ; il pourrait également indiquer une origine en Slavonie (Croatie). La Gentile se distingue des autres variétés (Grossa et Grigia) par sa peau plus fine et par le vin plus délicat, léger et fruité qu’elle produit, avec des notes de framboise et d’amande. C’est un cépage autochtone du Trentin-Haut-Adige, cultivé depuis des siècles.

*** On aura peut-être remarqué les affinités de cette histoire avec cellede la grive que je n’ai pas mangée du 26 octobre. C’est que je vois des dons et des encouragements de la nature partout.

 

dimanche 7 décembre 2025

Les confessions d’un cannibale ou presque (1sur3)



Paolo Dalla Bernardina, Chevreuil nocturne

D’ici quelques jours je changerai de registre pour présenter, coupée en morceaux, ma contribution à la séance introductive du séminaire « Penser les ruralités contemporaines » consacré, cette année, au traitement des émotions dans les sciences humaines et sociales.

Pour l’instant, je vais rester dans l’ambiance féérique des apparitions et des présages. J’en profiterai pour avouer un crime (trente ans s’étant écoulés, je ne risque plus rien). J’en ai peut-être déjà parlé sur ce blog, mais, comme c’est typique chez les criminels, je ressens le besoin d’y revenir.

J’allais rejoindre un collègue (j'évite de le balancer puisqu'il était mon complice), pour visiter avec lui un roccolo très réputé, exemple remarquable d’art topiaire*. C’était pour recueillir du matériel visuel destiné à la salle de la chasse que nous étions en train d’installer dans un musée ethnographique de la région alpine **.

La journée avait démarré par une scène presque héraldique. Pendant que je roulais, derrière des peupliers qui laissaient entrevoir un étang, j’ai aperçu un chevreuil qui nageait dans ma direction. C’était un mâle, avec des ramures tout à fait convenables. Il avait l’air serein et concentré.

J’ai pensé : « Tiens, quelle étrange coïncidence : alors que je pars en mission pour documenter la chasse, cette modalité immémoriale de notre rapport aux animaux, voilà que le gestionnaire invisible de la faune sauvage m’envoie un émissaire pour me signifier son approbation ». Qui sont ces gestionnaires invisibles ? Potnia Theron, Artémis, Diane… et bien d’autres Maîtresses ou Maîtres des animaux.

J’ai poursuivi mon chemin avec optimisme, en me disant que l’image d’un chevreuil qui nage à l’ombre des peupliers ferait un ex-libris remarquable. (À suivre).

* On trouvera des informations sur le roccolo en parcourant les anciens billets de ce blog.

** Un musée que je ne vais pas balancer non plus. Cette salle n’existe plus, comme ce sera peut-être le cas pour la chasse d’ici quelques années.

samedi 6 décembre 2025

Le pouvoir performatif des passions (annonce)


Séminaire
 Ruralités contemporaines en question(s)
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)
 
Pierre Alphandéry, chercheur honoraire, INRAE
Christophe Baticle, MCF, Univ. Aix-Marseille, LPED Habiter le Monde
Sophie Bobbé, chercheure associée au laboratoire LAP–EHESS
Sergio Dalla Bernardina, professeur émérite, Univ Bretagne Occid, LAP-EHESS
Maxime Vanhoenacker, chercheur CNRS, LAP-EHESS, référent pour cette UE
 
 Séance du lundi 8 décembre 2025, 11-13 heures
 Salle AS1-23 - 54 bd Raspail 75006 Paris
En présentiel et en visio :
 

 

 

 

André Micoud, Ces passions qui fabriquent une nouvelle ruralité.

 

Présentation : Sophie Bobbé

 

Travaillant depuis longtemps sur les changements du monde rural, je ne saurais cacher combien me tiennent à cœur toutes les initiatives qui s'attachent à le rendre toujours plus vivant et plus solidaire. En pensant bien ne pas prendre mes désirs pour la réalité, je reviendrai sur les créations qui dynamisent des villages et tentent de faire des campagnes des lieux de vie désirables. Pour ce faire, je m'appuierai sur mes expériences dans les Parcs naturels régionaux, sur les positions de l'Association des maires ruraux de France, les émissions radiophoniques de « Carnets de campagne », la revue Village... et sur le réseau de mes amis campagnards.


vendredi 5 décembre 2025

Le retour de Saint Nicolas



C'est la nuit du 5 décembre. Saint Nicolas se présente tout seul.

- Et l'âne?

- Eh l'âne, hélas  ... Les loups ... Mais c'est bon pour la biodiversité.

mardi 2 décembre 2025

Sémiologues de l’invisible


Image tirée du film Uccellacci e Uccellini de Pier Paolo Pasolini

 

Après, on a commencé à parler de paranoïaques, mais les devins, autrefois, avaient une place légitime dans la société et voyaient des signes partout. Derrière l’apparence des choses, il y avait toujours des significations latentes.

Même les chercheurs en sciences humaines et sociales partent du présupposé que, derrière la transparence apparente des choses, les causes et les significations occultes foisonnent. Morale : tout bon chercheur doit être un peu paranoïaque.

Certains paranoïaques, peuvent êtres chercheurs et devins à la fois.

L’autre jour, en traversant la France en diagonale avec ma voiture périclitante, je suis  tombé sur une immense prairie, comme on en trouve encore lorsqu’on échappe aux conseils du GPS. Au bord de cette surface monochrome deux silhouettes se détachaient. Il s’agissait d’un faucon et d'un corbeau, couple peu habituel. On aurait dit qu’ils conversaient. C’était sans doute un présage, mais je ne saurais pas l’interpréter.