lundi 28 février 2022

Chasses tragiques en période électorale. (Troisième partie)

 


Conventionnellement, je rappelais dans le billet précédent, les hommes tuent alors que les femmes donnent la vie (c'est le partage des rôles symboliques). Vue du côté du mort, cependant, cette différence tend à s’estomper.  Dans L’Éloquence des bêtes (2006) je proposais d’envisager les comportements ritualisés des hommes et des femmes  face au versement de sang sous l'angle de la complicité : pendant que les hommes tuent, les femmes sont censées mettre en scène leur désaccord (c’est une variante de la « Comédie de l’innocence » que j’analyse dans La langue des bois **). J’en parlais dans l’introduction, à propos de la coutume assez répandue  de confier aux femmes la tâche de consoler les pauvres, féliciter les humbles, pleurer les morts, soigner les blessés, tout particulièrement les blessés de guerre : 

« Pendant longtemps, le monopole symbolique de cette partie de la population a été confié à une catégorie sociale  particulière : les femmes des aristocrates et des hommes d'état (c'est le cas des conjointes des présidents américains, pour chercher très loin ce que l'on pourrait trouver tout près).  Autrefois, dans le rôle d'infirmières plus ou moins improvisées, on les voyait prendre en charge la santé physique et morale  des plus démunis : ouvriers et soldats handicapés, marins alcooliques, mineurs essoufflés ... . Versions médiatiques de  La belle et la bête, elles approchaient les tranchées pour que leur silhouette, féerique et séduisante, soit prise en photo à côté  des corps boueux et désirants des soldats au front. On les voyait apparaître également,  tout aussi belles et rayonnantes, dans les hôpitaux militaires, juste après la bataille, à côté des corps martyrisés  des  survivants : « Oh, mes pauvres amis, mais dites-moi : pourquoi la guerre? ». Au premier coup d'œil, on serait tenté de dire  que les motivations de ces femmes sensibles et les motivations de leurs maris belliqueux sont foncièrement incompatibles. Mais l'anthropologue, habitué à lire les conduites individuelles comme les différentes voix d'une seule partition, a peut-être d'autres hypothèses  à proposer. Apparemment conflictuelle, la conduite de ces deux partenaires (la dame et son  époux) est  en fait complémentaire : d'un côté, nous avons l'action "virile" du mari, qui dans l'exercice du  pouvoir, fatalement, est obligé de programmer des "pertes", et même, mais pour la bonne cause, de planifier la souffrance (« On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs …»). De l'autre, l'action réparatrice de l'épouse, qui aide à cicatriser les blessures physiques et morales. « Pitié pour les condamnés »,  clamait-elle, sans être écoutée. Mais ce n'était pas grave, l'essentiel, sur le plan symbolique, étant de montrer que même du côté des juges et des décideurs il y avait des gens de cœur ». (L’éloquence des bêtes, op. cit., p. 13-14). Ce n'est pas spécifique à la mauvaise foi judéo-chrétienne. J'en proposerai d'ici peu un exemple exotique. (À suivre)

* L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux, Paris, Métailié, 2006.

** La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Partis Éditions du Muséum d’Histoire Naturelle, 2020 

 


samedi 26 février 2022

Chasses tragiques en période électorale. (Troisième partie)




Cette photo de Karen Blixen semblerait contredire mes propos et ceux des deux auteurs cités ci-dessous. La référence au statut aristocratique de cette chasseresse un peu spéciale, qui perpétue un privilège et anticipe une tendance (les femmes qui chassent sont en train d'augmenter), nous aide à surmonter cette contradiction apparente.

(Suite) Si les accidents de chasse ont un pouvoir évocateur très prononcé c’est par identification, bien entendu, parce qu’ils nous rappellent notre statut de victimes potentielles. Mais c’est aussi – j’en parlais dans un billet précédent – par leur exemplarité, par leur familiarité avec des modèles mythiques. Dans le cas de la randonneuse tuée dans le Cantal, un autre  élément s’ajoute aux précédents. Le chasseur, cette fois,  est une femme. Une femme qui verse le sang d’une autre femme.  Cela rentre en conflit avec une manière assez répandue de se représenter l’ordre du monde. Certains  commentateurs trouveront peut-être normal que, dans une société qui se démocratise, il puisse arriver même aux femmes  de tuer leur prochain pendant une battue de chasse*. Mais l’ordre social et l’ordre symbolique n’évoluent pas à la même vitesse. La société se démocratise mais certains préjugés sont longs à mourir, comme l’idée que les hommes et les femmes  n’occupent pas la même place par rapport au droit/devoir de verser le sang.

On ne me croit pas ? Eh bien, on n’a qu’à lire  les études d’Alain Testart  (L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris, Éditions Gallimard, 2014) et de Lucien Scubla Donner la vie, donner la mort. Psychanalyse, anthropologie, philosophie, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2014. (À suivre).  

 

  Et ils pourraient ajouter que c’est même un progrès, à la limite, vers l’égalité des sexes. 

jeudi 24 février 2022

Ce qu'il ne faut pas dire en matière d'animaux (deuxième partie)

 

Prochaine séance du séminaire - Ruralités contemporaines en question(s)
 
  • Pierre Alphandérychargé de recherche, INRA(hors EHESS)
  • Michel Streithdirecteur de recherche, CNRS(TH) (hors EHESS)
  • Sergio Dalla Bernardinaprofesseur, Université Bretagne Occidentale(TH) (IIAC-LACI) Cet enseignant est référent pour cette UE
Cette séance se tiendra le
 
Lundi 28 février 2022 de 11h à 13h

Salle AS1_08
54 bd Raspail 75006 Paris
 
et en webinaire - ATTENTION LIEN POUR CETTE SEANCE :

https://bbb.ehess.fr/b/chr-t3v-8pu-i8q

 


William Holman Hunt, Le « bouc émissaire », 1854-1856

 

Sergio Dalla Bernardina,  Ce qu’il ne faut pas dire en matière d’animaux (2). Le loup est noble, la vache un peu moins.

À propos de l’ouvrage : Faut qu’ça saigne. Religion, écologie, sacrifice

Séance présentée par Christophe Baticle

 

 

Résumé :

 

Pister des ours et des loups donne des satisfactions. Pister des moutons un peu moins. Cela pourrait expliquer, en partie, le fatalisme complice qui accompagne tous les ans la mort d’une dizaine de milliers d’herbivores domestiques « prélevés » par les grands prédateurs. Mais il y a sûrement autre chose. Parler du sang qui coule dans les pâturages nous permettra de nous interroger sur la pertinence du « modèle sacrificiel » dans l’étude de la contemporanéité. Nous reviendrons sur la fonction cathartique du spectacle sanglant qui nous est offert à plusieurs titres (au nom de la morale, de la pédagogie, de l’esthétique) par les différents moyens d’information.


Quelques conseils de connexion
Avant la visioconférence
- Utiliser de préférence les navigateurs Chrome ou Firefox, éventuellement Safari (Microsoft Edge et Internet Explorer ne fonctionneront pas)
- Penser à activer le son de son ordinateur
- Se munir si possible d'un casque, pour éviter les bruits parasites
- Bien choisir le mode “Microphone” (icône micro) plutôt qu’“Ecoute seule" pour pouvoir intervenir oralement pendant la réunion (et non seulement par messages textuels)
N.B. : Rejoindre une session en mode “Ecoute seule” ne vous permettra pas d’activer votre micro pendant la réunion : il vous faudra pour cela quitter la session et la rejoindre de nouveau, après avoir sélectionné “Microphone”.
- Effectuer pendant une dizaine de secondes le test d'écho proposé pour optimiser le son du micro
Une petite fenêtre peut apparaître en haut à gauche de l'écran, vous demandant l'autorisation d'utiliser votre micro ou votre webcam. Vous devez cliquer sur “Autoriser”, au bas de cette fenêtre, pour que tout fonctionne.
Pendant la visioconférence
- Couper son micro et sa webcam lorsqu’on ne souhaite pas intervenir
Pour les activer ou les réactiver, il faut cliquer sur les boutons bleus (icône micro ou caméra) en bas de l'écran de présentation.
- Eviter d'activer trop de webcams à la fois




mardi 22 février 2022

Chasses tragiques en période électorale. Première partie

 

Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861(détail)

Elle n’était pas ivre ni droguée, la jeune chasseuse qui samedi dernier, sans le vouloir, a tué une randonneuse à la frontière entre l’Aveyron et le Cantal. Le fait tragique arrive à un moment difficile pour les chasseurs, qui ont de plus en plus de mal à se faire tolérer dans les espaces boisés*. Ce fait dramatique, hélas,  est loin d’être le premier.  Comme les autres, il nous touche par sa gratuité absolue. La victime n’y était pour rien : on l’imagine sereine, à côté de son compagnon, tombant foudroyée par un coup de fusil. Ce qui donne à  cette histoire horrible un surplus d’exemplarité, c’est qu’elle renvoie -  c’est souvent le cas  dans ces histoires de chasse - à des motifs  mythiques **. Le thème de l’humain  prenant la place de la proie nous ramène au mythe d’Actéon, aux scènes de la Chasse infernale peintes par Sandro Botticelli,  au cerf  à tête humaine et criblé de flèches de Frida Kahlo.  Le thème de l’amoureux qui assiste impuissant à la disparition de sa bien-aimée nous rappelle le personnage d’Orphée. Et la figure du chasseur se trompant de cible,   fait penser à Julien l’Hospitalier, qui découvre avec horreur avoir tué ses parents dans un qui pro quo fatal.

Si ces histoires nous troublent c’est que nous nous identifions à la victime, bien évidemment : « Pauvre fille! Et si c’était nous, les promeneurs ? Et si c’était nos enfants ? ». Mais  on pense aussi à la chasseuse*** : « Comment expier une bavure  de ce genre? Comment oublier ? Comment se reconstituer ? (À suivre).

 

*Espaces qu'ils ont commencé à fréquenter les premiers et dont ils ont montré l’intérêt à ceux qui, aujourd’hui, voudraient les expulser.

** Je renvoie à ce propos à mon article "La Mort du chasseur", in (Anthony Goreau-Ponceaud et Nicolas Lemoigne éd.) Chasse, chasseurs et normes, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2017, pp. 31-40.

*** Dans ce « on » j’inclus ceux qui disposent d’un appareil psycho-affectif relativement équilibré. La lecture des commentaires qui ont fait suite à cet épisode dramatique montre les divergences pittoresques, dans notre espèce, en matière de sensibilité.

dimanche 20 février 2022

Du bon usage de la hyène

 

On réhabilite la hyène, aujourd’hui, comme si c’était une grande trouvaille. Mais en lisant L’Arca di Noè, un numéro de la revue Quaderni di studi Arabi qui s’inscrit dans la tradition des Animals Studies, je découvre que les vertus de cet animal singulier étaient déjà connues chez les non-modernes*. Je parle des vertus magiques et pharmacologiques. « Les propriétés liées à la sphère sexuelle ne manquent pas – écrit Sara Fani dans son article " Le iene di Harär : ecologia spirituale di una relazione inter-specie " *. La bile desséchée, si on la fait boire à une femme, inhibera son désir sexuel. On obtiendra le même effet avec une poudre tirée du pénis du mâle qui cependant, bue par un  homme, donnerait l’effet opposé. Celui qui porte une amulette faite avec la vulve ou les griffes de la patte droite d’une hyène attirera vers lui l’amour. La patte entière, en revanche favorise la grossesse ; d’autres parties servent pour ramener la virilité chez un homme efféminé ou le contraire. Les emplois de la hyène dans le champs ophtalmique sont nombreux (sa bile est employée comme collyre, pour améliorer la vue, en cas de cataracte ou de larmoiements), pour guérir les blessures infectées (il faut un onguent tiré du poil d’une hyène mâle, arraché dans la zone périanale, brûlé, réduit en poudre et mélangé à de l’huile d’olive – là tous les médecins tombent d’accord), contre la perte de mémoire et le mal de dents (en portant comme bracelet une dent de l’animal) mais aussi pour soigner les enfants (7 jours d’enfumages avec le poil de son dos). Son testicule assaisonné sous sel et avalé avec du miel est un remède pour le foie, sa rate soigne la diarrhée, alors que sa chair est un remède contre la toux ».  Bref, dans  la hyène, comme dans le cochon, tout est bon.

Extraits de leur contexte, à l’époque du politiquement correct, ces propos peuvent paraître déplacés : « Pauvre hyène, il n'y a pas à rire … ». Je revendique le droit de traiter ces matériaux folkloriques avec un peu d’ironie. Je le considère même comme un acte de militantisme.

* Quaderni di Studi Arabi Nuova serie, n. 14 – 2019 L’Arca di Noè. Studi in onore di Giovanni Canova (professeur de Langue et Littérature arabe à l’Université  "L'Orientale" de Naples, qui passe la direction de la revue à ses collègues).

** Quaderni di Studi Arabi, op. cit. p. 217-242

vendredi 18 février 2022

Rudolf Steiner et les rats


 

On peut reprocher plein de choses à  Rudolf Steiner, «polygraphe et occultiste autrichien » (Wikipédia),  mais pas qu’il manquait d’imagination. Voici la stratégie qu’il nous propose (ou qui nous est proposée en son nom), pour lutter efficacement contre les campagnols.


J’ai extrait ce  fragment du document suivant :

BArbo io Infos


mercredi 16 février 2022

L’animal et la mort

 


Je trouve que le dernier ouvrage de Charles Stépanoff consacré à La mort animale mérite vraiment d’être lu*. Sa reconstitution historique de la chasse en France est excellente, agréable à lire et très didactique. Elle donne des éléments précieux pour comprendre la contemporanéité. Par rapport à ce que je crois avoir vu dans le cadre de mes enquêtes ethnographiques les convergences ne manquent pas. Les divergences non plus. Ce qui est tout à fait normal. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

*  L'animal et la mort. Chasse, modernité et crise du sauvage. Paris, éditions de la Découverte, 2021.

lundi 14 février 2022

Qui est le plus rural ? (Ruralités contemporaines)*.

 

Je suis un rural

Tu es un rural

Il est un rural

Nous sommes des ruraux

Vous êtes des ruraux

Ils sont des ruraux

 

Je suis le plus rural du monde

Tu es le plus rural du monde 

etc.


C’est important, aujourd’hui, d’être un rural !

 

* Pour ceux qui voudraient suivre la séance  du séminaire  "Ruralités contemporaines en question (aujourd'hui à 11h), voici le lien : https://bbb.ehess.fr/b/sop-lhm-oav-qy4

samedi 12 février 2022

Morts animales

 




Giovanni di Francesco : La Chasse, 1450-1460

Annonce :

Le 14 février à 17h30 aura lieu, à l'amphithéâtre Rouelle, (MNHN, Jardin des Plantes)  une discussion entre Sergio Dalla Bernardina, auteur d'un ouvrage intitulé La langue des bois paru en 2020 dans la collection Natures en Sociétés des Publications Scientifiques du Muséum, et Charles Stépanoff, auteur de L'animal et la mort, paru en 2021 aux éditions de la Découverte.

La discussion sera animée par Vanessa Manceron (CNRS) et Hélène Artaud. Pour ceux qui ne pourraient pas s'y rendre un lien figure ci-dessous.

https://teams.microsoft.com/l/meetup-join/19%3ameeting_YzFhZjdlMGItMTc1OS00YzA4LTljYjYtMjYwZDBmZTMzMjU2%40thread.v2/0?context=%7b%22Tid%22%3a%22d0e03c67-e3f8-40c1-a4c9-42041d74b08e%22%2c%22Oid%22%3a%2284cf7e62-6ef6-4e8e-a8ec-1053d507f3c5%22%7d

jeudi 10 février 2022

Ce qu'il ne faut pas dire en matière d'animaux

 

Prochaine séance du séminaire - Ruralités contemporaines en question(s)
 
  • Pierre Alphandérychargé de recherche, INRA(hors EHESS)
  • Michel Streithdirecteur de recherche, CNRS(TH) (hors EHESS)
  • Sergio Dalla Bernardinaprofesseur, Université Bretagne Occidentale(TH) (IIAC-LACI) Cet enseignant est référent pour cette UE
 
Cette séance se tiendra le
 
Lundi 14 février 2022 de 11h à 13h
Prochaine séance du séminaire - Ruralités contemporaines en question(s)
 

 

Sergio Dalla Bernardina, Ce qu’il ne faut pas dire en matière d’animaux (1). Peut-on encore parler de mobiles inconscients ?

 

À propos de l’ouvrage : La Langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi (Paris, éditions du Muséum d’Histoire naturelle, 2020)*

Séance présentée par Sophie Bobbé


 

Résumé :

 

Les propos des chercheurs sont des récits parmi tant d’autres. Pour qu’ils deviennent mythiques il faut qu’ils correspondent aux attentes du milieu.

 

*Cette séance sera suivie par celle du 28 février : Ce qu’il ne faut pas dire en matière d’animaux(2). Le loup est noble, la vache un peu moins.


mardi 8 février 2022

Avec toutes mes excuses, Monsieur

 


 

Brest. Dimanche matin au marché

- C’est combien ?

-  Quatre euros cinquante-cinq pile.

La réponse me trouble.

À côté de moi il y a un chien. En rangeant mon porte-monnaie je le heurte légèrement avec mon panier et, par distraction, je lui dis :  « Pardon !».  Je reprends mon chemin un peu égaré.

dimanche 6 février 2022

Le chasseur : un oxymore vivant?

 

 

Giacomo Balla,  Dynamisme d'un chien en laisse, 1912


Les prochains billets seront consacrés à mon ouvrage : La langue des bois, l’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi (éditions du Muséum d’Histoire naturelle, 2020). Dans le chapitre « Pour qui est le don? », qui reprend un  article de 1996,  après avoir évoqué la cohabitation conflictuelle du modèle « romantique » (le chasseur passionné) et du modèle « marchand » (le chasseur gestionnaire), j'écrivais :

« D’où le caractère quelque peu contradictoire, pour ne pas dire schizoïde du chasseur contemporain*. D’un côté, il ne renonce pas à parler de passion, de plaisir et même de manie. De l’autre, il prétend placer son action sous le signe de l’utilité et de la rationalité scientifique. Sorte d’oxymore vivant, comme ces chiots qui aboient d’un air menaçant tout en remuant joyeusement la queue, il emploie simultanément deux codes opposés. Mais il va sans dire que les bêtes dont il nous parle appartiennent à deux espèces bien différentes : des partenaires presque humanisés d’un côté, de simples marchandises de l’autre » La langue des bois, op. cit. p. 88.

Le fait de revendiquer  simultanément le statut de jouisseur (« Je chasse pour le plaisir... ») et celui de gestionnaire («Je ne chasse pas, je régule ... ») n’a donc rien d'insolite, ni de récent
 
* Il n'est pas le seul, bien entendu.  Je pense que ce penchant « schizoïde » nous habite tous, d'une manière ou de l'autre.

vendredi 4 février 2022

Faut-il brosser les chasseurs dans le sens du poil ? A propos d’un ouvrage récent de Glauco Sanga comparant les chasseurs aux marginaux.

 

 


Je suis parfois étonné de la désinvolture avec laquelle les chasseurs contemporains se réclament de ces « ancêtres mythiques » que sont devenus pour eux  les chasseurs-cueilleurs. Leur référentiel, assez souvent,  est un « chasseur-cueilleur pour philosophes », sorte de « bon sauvage » déduit à partir  de ce que nous sommes. Et  puisque nous sommes des gaspilleurs et des ennemis de la nature, le « bon chasseur d’antan » sera forcément un protecteur de l’environnement et un ami des animaux.

D’autres lectures sont pourtant possibles, qui n’emporteraient pas l’enthousiasme des porte-parole du monde cynégétique qui cherchent dans le passé lointain, ou dans  l’exotisme, les arguments pour anoblir le chasseur contemporain*. J’y pense en lisant ce passage particulièrement insolite et intrigant, dans lequel l’anthropologue et linguiste Glauco Sanga, nous parlant de la fable, de ses antécédents et de ses voies de propagation, compare les chasseurs-cueilleurs aux marginaux contemporains :

« Quel rapport y a-t-il entre les marginaux et les chasseurs ? Si nous comparons systématiquement les caractéristiques de la culture des marginaux avec celles des chasseur-cueilleurs nous trouvons des analogies surprenantes sur le plan économique, environnemental, social, idéologique, psychologique. Les chasseurs-cueilleurs n’ont pas un « mode de production » mais un « mode d’exploitation », selon la définition de Meillassoux (…), alors que l’agriculture, l’élevage, l’industrie, « produisent » les ressources, la chasse et la cueillette «  prédatent  » [exercent la prédation sur] les ressources existantes : « L’homme puise tout ce qui lui sert dans la nature sans l’améliorer ni la modifier » (…). Les marginaux, de la même manière, se procurent leurs ressources par la prédation, non pas dans l’environnement naturel mais dans l’environnement social : le vol et la fraude (homologues de la chasse avec des armes et des pièges) et la mendicité (homologue de la cueillette). La mendicité (comme la cueillette) est individuelle, tandis que le vol et la fraude (comme la chasse), peuvent prendre des formes coopératives. Le temps consacré à la prédation, parmi les marginaux comme parmi les chasseurs-cueilleurs, est dans son ensemble limité, mais irrégulier, et présente cette allure fluctuante, assez caractéristique,  que Sahlins a défini le « rythme paléolithique ».  (…). Les ressources, même si elles peuvent parfois abonder, sont aléatoires. Aucune forme d’accumulation de la richesse n’est pratiquée ; il s’ensuit un régime de fluctuation existentielle où l’on voit s’alterner les périodes d’abondance et celles de pénurie. Sur le plan environnemental les marginaux, comme les chasseurs-cueilleurs, pratiquent également le nomadisme, c’est à dire la dispersion territoriale pour pouvoir exploiter les ressources selon la logique de la  rotation ; et en montrant une grande capacité d’adaptation à l’environnement, qui n’est pas modifié mais parasité. Même sur le plan social les marginaux présentent la caractéristique typique des chasseurs-cueilleurs, c’est à dire la flexibilité des groupes sociaux : le groupe fondamental est la bande, une agrégation souple et instable reliée à l’exploitation des ressources. Il y a une forte idéologie solidaire et égalitaire ; le produit du vol (comme celui de la chasse) est équitablement partagé par le groupe. À l’instar de la chasse par rapport à la cueillette, le vol et la fraude sont valorisés par rapport à la mendicité, comme sont valorisées l’intelligence, l’habileté, l’astuce, l’audace et la capacité de s’exposer au risque, ainsi que la liberté et l’absence de contraintes. Pour finir, on retrouve, aussi bien chez les chasseurs-cueilleurs que chez les marginaux, l’immersion dans le présent (le fait de vivre au jour le jour) ; l’aversion pour le travail (en tant que contrainte, discipline, obligation) ; la propension à l’oisiveté, à la dépense, à l’excès ; un fort sentiment identitaire et de supériorité qui, dans le contact avec les populations qui produisent, engendre une idéologie de l’inversion des valeurs (le « monde à l’envers) et une opposition systématique des deux mondes : les marginaux opposent les droits aux gagi [les paysans perçus comme des poulets à plumer], comme les Pygmées Mbuti opposent la forêt au village » (…). Glauco Sanga, La fiaba. Morfologia, antropologia, storia. Padova, CLEUP Università di Padova, 2020, p. 268-270**. Je reviendrai sur cet ouvrage, probablement.

*Je rappelle que je n’ai rien contre le chasseur contemporain. Je n’aime pas trop, cependant, le chasseur fanatique ou obtus (il y en a quelques uns). Je parle de celui  qui ne tolère pas l’ironie, qui pense que pour valoriser la chasse il faut cacher les évidences fâcheuses, qui aime seulement les analyses partisanes brossant le chasseur dans le sens du poil.

** Ma traduction un peu hâtive.

 

 

mercredi 2 février 2022

Zoonoses imaginaires et folklore

 

D’où viennent les maladies infectieuses? Elles viennent d’ailleurs (parce que c’est ailleurs qu’on trame contre nous).  Et elles cherchent à nous altérer.  J’y pensais l’autre jour à propos de la façon vénitienne d’appeler la coqueluche : la tos pagana (la toux païenne). C’est, peut-être, qu’elle  nous fait tousser comme des païens, des endiablés, avec des sonorités qui ne sont plus les nôtres.  Et elle réveille notre animalité. Au Frioul on l’appelle la tos moltona  (la toux du mouton), en Corse la tossa canina (la toux du chien), en Lombardie la tuss asnina (la toux de l’âne). Certains étymologistes, en France, estiment que coqueluche, à l’origine, signifiait  « la toux du coq ».