Conventionnellement, je rappelais dans le billet précédent, les hommes tuent alors que les femmes donnent la vie (c'est le partage des rôles symboliques). Vue du côté du mort, cependant, cette différence tend à s’estomper. Dans L’Éloquence des bêtes (2006) je proposais d’envisager les comportements ritualisés des hommes et des femmes face au versement de sang sous l'angle de la complicité : pendant que les hommes tuent, les femmes sont censées mettre en scène leur désaccord (c’est une variante de la « Comédie de l’innocence » que j’analyse dans La langue des bois **). J’en parlais dans l’introduction, à propos de la coutume assez répandue de confier aux femmes la tâche de consoler les pauvres, féliciter les humbles, pleurer les morts, soigner les blessés, tout particulièrement les blessés de guerre :
« Pendant longtemps, le
monopole symbolique de cette partie de la population a été confié à une
catégorie sociale
particulière : les femmes des aristocrates et des hommes d'état (c'est le cas
des conjointes des présidents américains, pour chercher très loin ce que l'on
pourrait trouver tout près).
Autrefois, dans le rôle d'infirmières plus ou moins improvisées, on les
voyait prendre en charge la santé physique et morale des plus démunis : ouvriers et soldats handicapés, marins
alcooliques, mineurs essoufflés ... . Versions médiatiques de La belle
et la bête, elles approchaient les tranchées pour que leur
silhouette, féerique et séduisante, soit prise en photo à côté des corps boueux et désirants des
soldats au front. On les voyait apparaître également, tout aussi belles et rayonnantes, dans les hôpitaux
militaires, juste après la bataille, à côté des corps martyrisés des survivants : « Oh, mes
pauvres amis, mais dites-moi : pourquoi la guerre? ». Au premier coup d'œil,
on serait tenté de dire que les
motivations de ces femmes sensibles et les motivations de leurs maris
belliqueux sont foncièrement incompatibles. Mais l'anthropologue, habitué à
lire les conduites individuelles comme les différentes voix d'une seule
partition, a peut-être d'autres hypothèses à proposer. Apparemment conflictuelle, la conduite de ces
deux partenaires (la dame et son
époux) est en fait
complémentaire : d'un côté, nous avons l'action "virile" du mari, qui
dans l'exercice du pouvoir,
fatalement, est obligé de programmer des "pertes", et même, mais pour
la bonne cause, de planifier la souffrance (« On ne fait pas d'omelettes
sans casser des œufs …»). De l'autre, l'action réparatrice de l'épouse,
qui aide à cicatriser les blessures physiques et morales. « Pitié pour les
condamnés », clamait-elle,
sans être écoutée. Mais ce n'était pas grave, l'essentiel, sur le plan
symbolique, étant de montrer que même du côté des juges et des décideurs il y
avait des gens de cœur ». (L’éloquence des bêtes, op. cit., p.
13-14). Ce n'est pas spécifique à la mauvaise foi judéo-chrétienne. J'en proposerai d'ici peu un exemple exotique. (À suivre)
* L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux, Paris, Métailié, 2006.
** La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Partis Éditions du Muséum d’Histoire Naturelle, 2020