mardi 31 août 2021

L'inquiétante étrangeté 23. L'éternel retour

 L'if et ses baies

Le jardinier/démiurge croit donner une forme à son jardin sur la base d’un dessein qui lui est propre ou qu'il a hérité de ses ancêtres*. Mais est-il vraiment le maître du jeu ? Ne serait-il pas, à son insu, l’exécuteur d’un plan d'aménagement qui le dépasse ?  J’y pense à propos de l’if qui prend de plus en plus d’espace au fond du jardin. Il est né tout seul dans l’arrière-pays breton, près d’une maison qui défend sa frontière en opposant des parterres fleuris à l'avancée des chênes et des  chataigners.   Lors de notre rencontre il était grand comme une cigarette et, pour passer inaperçu, il faisait semblant d’être un muguet. Je l’ai repéré facilement.

J’ai toujours admiré les ifs.  Enfant, j’étais impressionné par leur longévité (trois mille ans, parfois. La longévité du noyer, en comparaison, est une sorte de sénilité précoce), et je mangeais avec nonchalance ses baies gélatineuses. Elles sont toxiques, c’est vrai, mais il suffit de cracher les noyaux (et en tout cas les enfants, on le sait, ne craignent rien ...). J’ai transféré l’if dans un pot et, dès mon premier retour en Italie, je l’ai planté dans le jardin. Lors de mes appels téléphoniques ma mère savait que je demanderais de ses nouvelles. Et elle anticipait ma question : « Madame Collovini, hélas … . Et ton ancien prof de musique aussi … . Mais l’if va très bien ».  Maintenant il est grand et  exubérant (cela mériterait un détour).

 

Cet if n’est pas arrivé dans le jardin grâce à moi. Il s’est servi de moi pour revenir chez lui. L’endroit où je l’ai placé (tout à fait inconsciemment) se trouve à quelques mètres du lieu où poussait un if centenaire dont j’avais oublié l’existence**. Morale : dans cet endroit précis il était prévu qu’il y ait un if, un point c’est tout.

 

*Avec quelques innovations ici et là, que certains ancêtres apprécieront, d’autres pas.

** Une plante vénérable abattue par la municipalité pour des raisons sans doute

 valables.

 

 

dimanche 29 août 2021

L’habitat ne fait pas le moine


Le commissariat de police de Cividale, petite ville du Frioul aux vestiges charmants, est installé dans un ancien bâtiment fasciste. Du haut du balcon, l’aigle mussolinien surveille les passants comme si le Duce était encore  là, fier de montrer son profil vigoureux.   L’architecture fasciste, on le sait,  a été largement réhabilitée. Les aigles aussi. Pas question d’y toucher. Je pense au malaise des policiers, censés composer avec cette symbolique embarrassante.


vendredi 27 août 2021

Base jumpers et autres victimes sacrificielles. Autour de l’obsolescence médiatique du loup

 

 
Cai Guo-Qiang  loups (détail)

Quelques nouvelles des loups dans les Préalpes orientales. On n’en parlait plus. Je croyais qu’ils étaient partis ailleurs. Mais non … ils étaient toujours là. Dix brebis d’un côté, trois chèvres de l’autre … Ça continue. C’est juste devenu normal.

Et tout mon vacarme autour du fait qu’ « il faut que ça saigne », et que les grands prédateurs s’en occupent en sacrifiant pour nous les animaux domestiques ? J’ai la réponse. Pendant l'été, dans la région alpine, ça saigne partout : le free climber qui dévisse, le base jumper qui se désintègre, le mountain biker qui prend un raccourci. Dans les espaces verdoyants de la chaîne alpine, tout au long de la saison touristique, les victimes humaines pullulent et nourrissent généreusement  la presse locale.  La mort sanglante de quelques herbivores domestiques déchiquetés  par des prédateurs passe forcément au second plan.

mercredi 25 août 2021

L’inquiétante étrangeté 22. Bienvenue chez nous

 


Je compense mon deuil modéré pour le départ de la lavande (tant pis pour elle, au bout du compte, je lui avais dit de rester) en me réjouissant  des semi-vagabondes qui poussent sournoises dans les endroits les plus inattendus. Elles ont pris note de notre projet (le projet d’être là encore un peu), elles le partagent et contribuent à sa poursuite. Si je parle de semi-vagabondes, c’est qu’elles ne sont pas arrivées toutes seules.  L’églantine, par exemple. Je l’ai ramassée dans la montagne ici derrière, près d’une chapelle où on amène les enfants qui ne mangent pas le fromage. C’est la chapelle de Saint Georges,  un grand spécialiste en la matière.  Dès leur retour,  dans les cas les plus chanceux, les enfants récalcitrants se mettent à grignoter n’importe quel type de fromage. Dans les cas les plus difficiles, ils se limitent au parmesan, ce qui coûte très cher aux parents. L’églantine s’est facilement adaptée à l’ambiance du jardin, en ayant compris, peut-être, que je ne l’aurais pas utilisée pour confectionner  ces redoutables thés à l’églantine  dont raffolent certains groupes ethniques*. Non seulement elle a prospéré dans le pot, mais elle s’est multipliée hors du périmètre que je lui avais réservé.  Entre les dalles de la terrasse, par exemple. C’était pour s’enraciner chez nous ou pour regagner, petit à petit,  la chapelle ? J’ai récupéré une pousse et, juste pour voir, je l’ai plantée à côté de sa génitrice dans un joli vase bleu pétrole. Les deux se portent merveilleusement.

** Phrase typiquement raciste qui semble sortie d’un récit colonial.

lundi 23 août 2021

L'inquiétante étrangeté 21. On commémore, on oublie

 

Dans mes recherches autour des rapports entre les humains et les non humains, j’ai souvent recours à la notion de « comédie de l’innocence ». C’est une de mes notions préférées. Il m’arrive parfois de mettre personnellement en pratique ce dispositif de déculpabilisation. Je suivais depuis un moment le déclin d’un plan de lavande. Je ne sais pas qui l'avait placée dans le jardin, mais c’est comme ça. Du point de vue floral elle ne donnait pas grand-chose. Elle poussait ses quelques touffes dégarnies vers les marches de l’escalier, comme pour entraver les soins portés par le jardinier/démiurge à l'ensemble de la communauté (composée par les plantes, les animaux, les ancêtres, les esprits de la végétation etc.). Je lui disais : « Tu n’es pas comme ces vagabondes dont parle Gilles Clément, qui choisissent toutes seules l’endroit où s’enraciner**. Cet endroit, manifestement, ne te convient pas, mais fais un effort, reste avec nous. Tu fais partie de notre collectif »*. Je l’ai accrochée à un tuteur, j’ai éliminé les concurrentes (les vagabondes, justement). Rien à faire, elle continuait à dépérir. Mon attitude, graduellement, a changé.  J’ai commencé à voir dans son obsolescence prolongée quelque chose d’ostentatoire, et même une sorte de reproche gratuit : « Et moi alors ? ». Hier j’ai procédé à la dernière moisson, juste quelques brins - il n’y en avait pas davantage - pour réaliser un bouquet commémoratif. Après, il a suffi que je tire légèrement pour que la plante reste dans mes mains. Je me suis dit : « Elle voulait nous quitter, c'est clair ».

 

* Le terme  "Collectif" active dans mon esprit un mot que j'aime beaucoup :  "Consortium" : ceux qui partagent le même sort.

** Gilles Clément,  Éloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Editions Nil, 2002

samedi 21 août 2021

L'inquiétante étrangeté 20. Bouleaux intérimaires

 


Gustav Klimt, Forêt de bouleaux (1902)


Qu’en est-il du geai qui a supplanté le merle? Je croyais qu’il avait disparu et, au bout du compte, je le regrettais un peu. Mais je me trompais. Juste au moment où je m’interrogeais sur son sort,  je l’ai vu traverser l’espace aérien en bas de la maison,  de l’autre côté de la route. Son vol planant semblait celui d’un drone, ce qui ne correspond pas au style aviaire du geai. Mais on a souvent remarqué, chez les oiseaux de ce modèle, un fort penchant pour l’imitation. Il passait pour voir si j’étais encore là, probablement, impatient de recoloniser le laurier.

Mais revenons aux plantes du jardin.

Pendant un long moment, j’ai travaillé autour des invasions biologiques sans réaliser que moi aussi, finalement,  je contribuais à la dynamique invasive (que l’on songe au laurier, qui n’est pas du tout une espèce endogène).  Pour l'installation inopportune des  sapins je pourrais clamer mon innocence et faire porter le chapeau à un ami de mes parents. C’est ce fonctionnaire de la Forestale (Les  Eaux et Forêts) qui nous les avait confiés à une époque où l’État italien encourageait les reboisements. Animé par le démon de l’expérimentation, il était également à l’origine de l’introduction des mouflons dans les montagnes environnantes, ce qui a laissé les chevreuils autochtones fortement perplexes*. Les trois bouleaux faisaient partie du lot. Je suis allé les récupérer avec mon frère qui avait déjà participé, avec un enthousiasme mitigé, à l’installation des sapins. Nous les avons rangés l’un à côté de l’autre, comme trois copains qui regardent vers le fleuve. En inspectant notre travail le fonctionnaire était furieux : « Mais vous êtes cinglés ? Les bouleaux se plantent en bouquet !».

Un des trois bouleaux par la suite est décédé, ce qui a donné lieu à un bouquet  minimaliste, à deux tiges. Les deux rescapés, une fois morts, ne seront pas remplacés. Assez d'intégrations forcées! Mais accabler le pauvre fonctionnaire pour cette acclimatation ratée serait injuste. Nous étions bien fiers de ces bouleaux mal placés. Et des sapins aussi.

* Mais un zeste de corsitude dans le cocktail alpin ne peut faire que du bien.

jeudi 19 août 2021

L'inquiétante étrangeté 19. La tristesse du sapin.


Edvard Munch (Norv. 1863-1944), Sapins en hiver, vers 1903
 
Dans la perspective animiste que j’adopte ici, parmi les causes susceptibles d’engendrer le dépérissement  d’une plante il y a notre regard. Ou, plus précisément, notre désir. Ernesto De Martino, dans Le monde magique,  reporte un cas typique de guérison paranormale*. Atteint par une fièvre pernicieuse, le malade tremble comme une feuille. Au cours du rituel de guérison le sorcier transfère la maladie sur une plante. Cette dernière se met à frissonner sous les yeux des participants et se dessèche. Rétabli, le malade quitte les lieux frais comme un gardon.

Sans le vouloir, j’ai réussi un tour de magie tout à fait comparable. J’ai beau ironiser sur mon père qui répandait les cyprès aux pieds des Dolomites, j’ai été son  complice. Pour délimiter la partie ensoleillée de notre jardin nous avions installé une rangée de sapins**. Les sapins, on le sait, sont à l’aise à partir d’une certaine altitude et il ne faut pas les coller les uns aux autres. Les nôtres poussaient à basse altitude et s’épaulaient mutuellement comme des ivrognes. Je les contemplais à partir de la fenêtre d’où mon père épiait le merle. Il y en avait un, tout au milieu, qui me dérangeait.  Il empêchait, me disais-je, d’accéder à la zone ombragée. Mais c’était un prétexte, je crois,  car personne ne se rendait jamais dans cette friche.  En le fixant je pensais : « Toi, tôt ou tard, je vais te couper ». Il doit avoir compris.  De retour à la maison pour les vacances d’été, j’ai remarqué tout de suite la grosse  tache jaune qui contrastait avec le vert-foncé de la paroi végétale.  C’était lui. Mort de chagrin, vraisemblablement. 

 

* Ernesto de Martino Le monde magique, Paris : Les empêcheurs de penser en rond, Institut d'édition Sanofi Synthélabo1999 – Avec une très longue postface, éclairante et incontournable de Silvia Mancini.

** Je parle de ce jardin comme s’il était grand, alors qu’il est vraiment minuscule.

 

mardi 17 août 2021

L'inquiétante étrangeté 18. L’homme qui plantait des cyprès.

 

                        Leonard de Vinci, Annonciation, détail, 1472 environ

On a donc appris que les noyers peuvent vivre jusqu’à trois cents ans. Mais alors pourquoi ceux de mon jardin ont vécu si peu ? Pour des raisons naturelles, répond le botaniste : l’exposition à la lumière, la composition  chimique du sol, le degré d’humidité etc.  Le Primitif, selon Lévy-Bruhl, ne serait pas d’accord: on ne meurt jamais pour des causes naturelles, l’explication est ailleurs, dans le monde invisible. On pourrait imaginer, par exemple, que la plante qui meurt ait voulu mourir. Elle n’était pas d’accord avec le projet démiurgique de son planteur et s’est laissé crever : «  Tu as voulu me transplanter ? Tu as voulu m’intégrer à ton collectif ? Eh bien, tu ne m’auras pas ! ».  C’est ce qui s’est passé, je pense, avec les  quatre cyprès que mon père avait fait installer dans le jardin en souvenir des collines véronaises où vivaient ses ancêtres.  Dans un premier temps ils ont fait semblant de s’y plaire. Ils y ont même cru, peut-être, encouragés par notre enthousiasme. Mais lentement, pendant que le paysage archétypal du lac de Garde devenait plus flou dans la tête de mon père, ils ont commencé à dépérir. Le jour même où j’ai coupé le dernier pour lui éviter des souffrances inutiles mon oncle, très âgé, nous a quittés. Il est mort pour des causes naturelles, dirait le médecin légiste*. Je le pense aussi. Le Primitif, en revanche, y verrait une action maléfique (d’un esprit ? d’un humain ? …). Il y verrait également un cas typique de nagualisme : bien que plus jeune (mais les Primitifs, comme le rappellerait Lévy-Bruhl, ne connaissent pas le principe de non-contradiction) ce dernier cyprès était le double végétal de mon oncle. Tous les deux, d’ailleurs, venaient de la région de Vérone. 

dimanche 15 août 2021

L'inquiétante étrangeté 17. Poire et mémoire.

 

  

Paul Cézanne, 1879, Trois poires

 

Il faudrait que je reparle de l’actualité. Je devrais commenter, par exemple, l’histoire de ce berger pyrénéen  poursuivi par un ours jusqu’à la grange où il s'est barricadé (« Tant pis pour lui », diront les amis des ours, « il n’avait qu’à rester chez lui … »)*. Mais avant de reprendre mon décryptage du présent écolo-animalitaire, je fluctuerai encore un peu dans  l’espace achronique de mon jardin, question de prolonger les vacances et de ne pas arrêter mon anamnèse au beau milieu.

En prenant cette décision, je pense à la transmission intergénérationnelle, je scrute le jardin en quête de souvenirs et je me pose la question suivante (question frivole, mais il fait très chaud aujourd'hui) : « Est-ce que si mon grand-père était enterré sous le poirier je mangerais ses poires ? Et dans ce cas,  s’agirait-il de cannibalisme ? »

 

*  "Chacun  chez soi et les moutons seront bien gardés".