L'attitude de Segalen est paradoxale : il pose les bases pour une approche critique au thème de l'altérité, en blâmant les impostures de la « littérature coloniale », et il écrit un roman où les Polynésiens sont de simples supports où caser ses fantasmes et ses opinions personnelles.
(Suite) L’ethnologie, on le sait, a toujours été considérée comme « plus impressionniste » et, je dirais, plus « littéraire » que ses consœurs. Mais cela fait déjà un bon moment que même les sciences humaines les plus liées au paradigme positiviste - celles pour qui la question du vécu, et de sa place dans la rédaction d’un texte, était vite résolue par un appel à la neutralité du chercheur - ont changé leur fusil d’épaule et consacrent une place importante aux émotions. Je pense, par exemple, à la sociologie et à la géographie humaine, des disciplines très à l’aise avec les statistiques, travaillant à une échelle où la subjectivité individuelle disparaît sublimée dans le collectif -
En débarquant en France vers la fin du siècle passé, j’avais été très intéressé par un article de Louis Quéré s’interrogeant sur une place éventuelle de l’herméneutique en sociologie. Les sociologues « introspectifs » étaient encore assez rares et les auteurs comme Pierre Sansot, par exemple, et son approche « microsociologique », étaient loin de faire l’unanimité. Les choses ont vite changé et aujourd’hui, à une époque que nous pourrions qualifier de « post-disciplinaire », les qualificatifs d’ethnologue, sociologue, géographe ont perdu une bonne partie de leur pertinence. Parallèlement, l’extériorisation de ses propres mobiles et de ses propres émotions est devenue légitime. Mais ce n’est pas sans poser de problèmes.
Le risque principal, signalé par plusieurs défenseurs de l’ethnologie « objectiviste », est que la narrateur sombre dans le narcissisme, qu’il squatte l’autre pour parler de soi-même : “ Regardez-moi : ne suis-je pas merveilleux, pendant que je défends MON informateur ? Mon informateur à moi ? », « Ne suis-je pas formidable pendant que j’étale mon honnêteté intellectuelle en reconnaissant ses qualités et son « intelligence » ? Ce narcissisme débouche presque fatalement sur un choix rédactionnel qui a eu ses moments de gloire en littérature, l’autofiction : j’aime la randonnée, le ski hors-piste, l’alpinisme ? Eh bien, en tant que pratiquant, puisque moi aussi, au bout du compte, je suis un acteur social, je décrirai mes sensations personnelles et mes émotions, je ferai état de mon adresse et de mon savoir faire en me glissant dans le texte à côté de mes informateurs. Pour que ça devienne légitime, il suffit que mes perceptions et mes états d’âme soient décrits dans un langage scientifique, mysticisant voire tout simplement abscons.
L’autre risque principal est que le chercheur se laisse entraîner par les émotions de l’Autre, qu’il cède aux charmes de sa rhétorique. C’est le risque d’une empathie mal maîtrisée qui confond la sincérité des accents et des regards que notre interlocuteur nous lance avec la réalité des faits. Oui, parce que l’émotion du témoin, pendant l’entretien, est souvent très sincère et terriblement contagieuse.
Mais le risque le plus redoutable, à mon sens, est que le droit de travailler sur les émotions, sur le sensoriel, donne à l’ethnologue (ou au sociologue) l’illusion d’être un écrivain. L’illusion d’être un artiste. « J’aurais voulu être un artiste … donc je fais de l’ethnologie ». Parce que ceux qui savent décrire à la fois leurs propres émotions et celles de l’Autre, ceux qui savent le saisir dans sa logique et sa singularité, ce sont les écrivains : Jack London, Jean Genet, Pier Paolo Pasolini, Carlo Levi* … Travailler sur les émotions, autrement dit, demande une compétence spécifique. Parce que frémir face à la souffrance de l’Autre est presque automatique, l’empathie est à la base de notre vocation. Mais lorsque cette compassion est mal gérée (compassion, on le sait, signifie à l’origine « souffrir ensemble »), elle risque de se transformer en paternalisme, voire même - lorsqu’on apprécie l’autre à condition qu’il ait besoin de nous - en néo-colonialisme**.
* J'ai déjà parlé de Michel Léiris. Quant à la représentativité de Victor Segalen j'ai en réalité des doutes. En lisant Les Immémoriaux je me suis demandé si, au lieu de nous restituer le ressenti des Polynésiens, il ne se livre pas à un élégant exercice de ventriloquie. Il n'empêche que dans son projet inachevé, publié sous le titre Essai sur l'exotisme (Le livre de poche essais, 1986) Segalen pose très clairement la question de comment (et de pourquoi) traduire les émotions d'une culture à l'autre - au risque, souligne-t-il avec finesse, de profaner l'Autre en dissipant son mystère.
** Je renvoie, sur ce point, au chapitre « La voix de son maître : l’amitié homme-animal comme modèle de subordination » de mon étude L’éloquence des bêtes, Métailié 2006.
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