samedi 30 décembre 2023

Autour d'une évidence : la porosité des frontières ontologiques même chez nous, les héritiers de Descartes et Malebranche

 

J'aime bien cette photo. Je l'ai prise dans les Dolomites, pas loin de Cortina d'Ampezzo,  en 2010. C'était dans un refuge. Les lunettes avaient été oubliées par un skieur. Elle représente bien, à mon sens, la perméabilité des domaines ontologiques :  le monde des humains et celui des autres animaux (il suffit d'une paire de  lunettes pour anthropomorphiser un quadrupède); le domestique et le sauvage (naturalisée comme un trophée de chasse, la bête cornue  est  en fait un bouc); le naturel et le surnaturel (les verres fumés conférant à l'herbivore une aura  diabolique).

 

Au tout début de l’année 2020 j’ai publié aux éditions du CTHS mon introduction à l’ouvrage « De la bête au non-humain. Perspectives et controverses autour de la condition animale (Sergio Dalla Bernardina dir.),  édition numérique Collection « Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques »»*. Il était question, comme dans l’ensemble de ce blog et dans mes séminaires à l’EHESS, de métamorphoses, d’ontologies, d’animisme. En voici un court extrait :   

« On peut bien comprendre que cette évolution [celle du statut des animaux devenus des  « non-humains »] ait modifié la façon de les percevoir et de les représenter auprès des bergers. Mais, parfois, c’est tout juste le discours qui change, dévoilant les aspects interactifs (passés sous silence par l’ancien regard anthropocentriste) d’un rapport homme-animal qui dans la substance est resté le même. Les éleveurs et leur bétail, les chasseurs et leurs appelants formaient des collectifs bien avant l’introduction de ce concept dans les sciences humaines et sociales.

Célébrer/déjouer la proximité

On sait depuis longtemps, en tout cas, que l’humain et l’animal sont des proches. Les mythes des origines des cultures les plus disparates nous le rappellent instamment. La littérature et le folklore aussi, avec leurs histoires de métamorphoses, d’animaux qui parlent (couramment, dans les rêves, ou la nuit de Noël), d’unions interspécifiques. Cindy Cadoret nous en donne un bon exemple à propos de la chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise. Un abîme, certes, sépare la culture huichol de la culture celte qui a nourri en profondeur ce corpus narratif. Dans les deux cas, cependant, on découvre que le principal but de la chasse au cerf n’est pas d’ordre utilitaire. On découvre aussi que, aux temps des origines évoqués par les mythes irlandais et christianisés par des moines entre le VIIIe et le XIIe siècle, le fait d’avoir un ancêtre animal est ce qu’il y a de plus courant. « Le Cycle du Leinster est aussi dit Cycle ossianique, du nom d’Oisín qui en est souvent le conteur. Le personnage présente une affinité particulière avec les cervidés. Le récit de sa naissance l’explique. Lors d’une chasse sur les collines d’Allen, les Fíanna traquent une biche. Bran et Sgeólan se lancent à sa poursuite. Les deux chiens, en raison de la nature humaine de leur mère, […] ont un pouvoir particulier : ils sont capables de différencier un homme métamorphosé d’un véritable animal. Sans blesser la biche, ils s’adonnent plutôt à des jeux autour d’elle. Devant ce fait, Finn ordonne que la biche ne soit pas abattue. Et pour cause, l’animal recouvre sa forme humaine. Il s’agit d’une jeune femme, qui lui explique qu’elle fut transformée ainsi par un sorcier qu’elle a refusé d’épouser […]. Sensible à ses charmes, Finn en fait son épouse. » Leur enfant sera nommé Oisín (« petit cerf »). « Il sera non seulement excellent chasseur, mais est aussi identifié à l’animal lui-même de par la malédiction de sa mère. » Faut-il en déduire que les Irlandais d’avant la christianisation (et même d’après) étaient des animistes voire, dans la mesure où ils s’identifiaient à leur ancêtre animal, des totémistes ? C’est plausible. Tout dépend du statut que l’on confère au récit mythique et à son degré de « métaphoricité » . Même dans ce cadre, remarquons-le, la proximité ontologique de l’animal ne préjuge pas de sa « consommabilité ».  

L’intégralité de ce texte, dont je reprendrai un autre extrait prochainement  (les fêtes de Noël rendent paresseux)  est en libre accès au lien suivant : https://books.openedition.org/cths/9747

 * Autre chose, on l'aura compris, que l'ouvrage dont je reprend  ici la couverture, paru en  2011.

 

jeudi 28 décembre 2023

Imaginaires de la chasse hier et aujourd'hui

 


 

La chasse ne cesse pas de nourrir notre imaginaire. En parler à notre époque sans prendre des précautions rhétoriques et sans se positionner (avec des formules du genre « Ça avait du sens autrefois, ça se justifie ailleurs … ») est devenu difficile. La revue La grande oreille (n. 92 – Octobre 2023) y est parvenue avec succès. En nous offrant une riche palette de récits de toute provenance, les uns plus saisissants que les autres, elle montre à quel point le cynégétique est un observatoire  précieux pour comprendre, derrière l’acte de chasser, les éthiques et les conceptions du vivant des différentes sociétés. La liste des contributions est trop nourrie pour que je puisse en faire le résumé. Je me limite à évoquer les nombreux récits venant du Grand Nord, d’Afrique et d’ailleurs, les apports du folklore, de la mythologie antique et médiévale, sans oublier les renvois à l’actualité. À ce propos, je suggère la lecture des articles d’Inès Cazalas  et de  Philippe Artières rappelant l'originalité et l’importance du dernier ouvrage de Charles Stépanoff pour les études sur la chasse en Occident : « cette activité – comme l’écrit Artières – constituant une zone obscure du savoir des sciences sociales parsemées de quelques clairières ethnographiques ».

L’ensemble des narrations enchantées qui traversent ce numéro de La Grande Oreille me fait penser aux remarques de Claude Lévi-Strauss à propos de la nature du mythe. Les mythes, au départ, n'ont rien d'illusoire. Ils décrivent le réel et le rendent intelligible. Ils en sont consubstantiels. Pour qu’un mythe  naisse il faut qu’il corresponde aux attentes et aux structures narratives d’une communauté. Il faut qu’il dise ce que la société veut entendre. Son caractère mythique apparaît toujours a posteriori, lorsque les cadres mentaux ont changé.

* (L’animal et la mort. Chasses, modernité et crises du sauvage – éd.  La Découverte, 2021) 

 


mardi 26 décembre 2023

30 millions de ... Que donner aux chats pour les fêtes de Noël ?

 

 

On parle beaucoup, cette année, du nombre croissant de Français qui à l’occasion des fêtes de Noël ont acheté un cadeau pour leurs chats. Les chats, dans l’ensemble, semblent apprécier. Mais je crois que s’ils pouvaient choisir, ils préfèreraient autre chose. Pas de cadeaux, juste une restitution. 

dimanche 24 décembre 2023

Devinette : qui est né dans la nuit du 24 au 25 décembre ?


Nous connaissons tous ces termes de remplacement qu’il faut utiliser pour contourner les gros mots (« mince », « purée » etc.). L’Église nous a beaucoup aidé dans l’invention de ces solutions alternatives. Dans le passé, pour éviter un juron dans un moment de rage, les Italiens - qui sont des blasphémateurs notoires - avaient le droit de s'exclamer par exemple  « Porca Eva »*. Ce n’était pas très élégant, ma ça passait sans émouvoir personne**.

Ces mots que l’on n’a pas le droit de prononcer en public changent avec le temps.  C’est ainsi que l’autre jour, près de Padoue, les enseignantes d’une école primaire ont demandé à leurs  élèves, dans un souci d’équité laïque,  de rayer le mot « Jésus » de la chanson qu’ils étaient en train d’apprendre et qui disait « Aujourd’hui est né Jésus ». À sa place, pour respecter l’assonance, il fallait écrire : « aujourd’hui est né Cucu ». « Cucu », en italien, est un mot innocent, qui désigne un oiseau (le coucou). C’est aussi une expression employée par les enfants lorsqu’ils jouent à cache-cache.  Son emploi dans ce cadre peut néanmoins surprendre.

Sorte de parabole, ce remplacement bien intentionné est un rappel à notre vigilance critique : parfois on prétend avoir quitté la religion, alors qu'on a juste changé de paroisse.***

* Dans les années 1960-70 on avait aussi le droit de s'en prendre à Buddah et à ses attributs physiques en ayant recours à une formule que je ne vais pas répéter ici.

**Sur la misogynie de l’Église au Moyen-Age je renvoie au célèbre texte de Jean Délumeau : La Peur en Occident (XVI-XVIIIème siècles), Paris, Fayard, 1978

*** Pour une vision plus détaillée cf. https://corrieredelveneto.corriere.it/notizie/padova/cronaca/23_dicembre_21/padova-nella-canzone-di-natale-le-maestre-di-agna-sostituiscono-gesu-con-cucu-il-sindaco-grave-errore-bee5e76b-55f1-4b25-925a-b1c9fbcdbxlk.shtml

vendredi 22 décembre 2023

Noël approche. L’or, l’encens et la myrrhe AOC

 

 

Ma grand mère s’appelait Mirra (Myrrhe). Elle était très religieuse. Pendant plusieurs années après sa mort nous avons continué à recevoir des bulletins des missions salésiennes en Afrique qui cherchaient à renouer le contact*. J’ai toujours aimé sa sérénité, qu’elle arrivait tant bien que mal à nous transmettre. Sa foi religieuse, je pense, contribuait à cet état d’esprit. Le  nom Mirra vient de l’essence parfumée qu’un des rois mages (Balthazar, paraît-il) a amené en don au petit Jésus.

Aujourd’hui, pour être en paix avec sa conscience, on dispose de nouveaux moyens. La Myrrhe est encore là, mais il faut qu’elle soit Bio**.

* Il aurait fallu les prévenir, j’y pense maintenant.

** Je tiens à rappeler que je n’ai rien contre le Bio, ce serait vraiment imbécile. Je ne peux pas m’empêcher, cependant, de réfléchir aux réverbérations  idéologiques de cette noble orientation hygiénico-philosophique  du monde contemporain.

mercredi 20 décembre 2023

Vers un art vraiment bio


 

Dans mon billet du 18 décembre je revenais sur un sujet que j’aborde  périodiquement : aujourd'hui, à l’époque de l’ « écologiquement correct », l’autonomie du fait artistique est de plus en plus menacée. La recevabilité  des œuvres dépend de leur engagement en matière d'environnement, de  biodiversité et de développement durable*.

À ce rythme l’artiste, avant d’être accepté, devra remplir un questionnaire : dans quelle mesure ses créations contribuent-elles à la préservation de la planète ?  Quelle place a-t-il donné aux matériaux recyclés ? Quel type de pigments a-t-il  utilisé et quel est leur degré de toxicité ?  Quelle est l'empreinte carbone de ses installations? Voyage-t-il en avion? Et les autres membres de sa famille? Aime-t-il les chiens et les chats? Dans quel courant s’inscrit-il ? Qui sont ses auteurs de référence ? Qui sont les membres de son réseau?

Les peintres ayant passé l’examen pourront afficher l’étiquette « Bio » en bas du tableau, à  côté de leur signature. Ce qui, plus tard, deviendra obligatoire**.

___________

* Cela vaut aussi pour la recherche en sciences humaines et sociales. Deux ou trois autres grands thèmes, tout aussi cruciaux, peuvent remplacer les préoccupations environnementales et donner à l'artiste (ou au chercheur)  la même respectabilité. Une respectabilité "a priori" indépendante de la qualité de son œuvre (ou de ses recherches).

** Serais-je donc un anti-écologiste ? Loin de là. Je suis très reconnaissant aux éclaireurs qui contribuent par leur militantisme à l'évolution de notre société vers des manières moins prédatrices, moins "extractivistes", de se rapporter à la nature. Sous de nombreux aspects, je me considère même un vétéran. J'aime depuis toujours la nature dite sauvage. J'aime aussi jardiner. C'est ainsi que, parallèlement  à mon respect pour le sentiment religieux, je cultive ma méfiance vis-à-vis de ces intermédiaires qui prétendent gérer, on ne sait pas bien à quel titre,  nos rapports avec le monde des valeurs.

lundi 18 décembre 2023

Un crâne c'est bien. Huit-cents crânes c'est encore mieux



Le pouvoir de fascination des crânes d’animaux traverse les époques.  Il suffit de les montrer pour produire du sens. Autrefois, on pouvait exhiber ces restes inanimés, qui captent notre regard  en dépit (ou à cause) de leur répugnance, sans se poser trop de questions. Aujourd’hui c’est plus délicat, il faut se justifier. On le fait au nom de la science, de l’art ou de l’écologie :  


« Cette structure monumentale comporte en effet… plus de 800 crânes d’animaux. Un choix délibéré pour les artistes plasticiennes (Cathy Connan et Marion Decoust) à l’origine de ce projet, né en 2020.

Préoccupées par la situation écologique actuelle, les deux artistes (par ailleurs mère et fille) ont eu l’idée de créer un mémorial dédié aux espèces éteintes. Elles ont ensuite été rejointes dans ce projet par une graphiste (Marie Olé), une créatrice sonore (Nathalie Caul-Futy), un créateur lumière (Joseph Frey) et Thomas Séchet (sonorisateur) ».  https://actu.fr/occitanie/toulouse_31555/toulouse-cette-sculpture-monumentale-ornee-de-800-cranes-ne-laisse-pas-indifferent_60433104.html


Le problème dans ce genre d’opérations est qu’on a du mal, parfois,  à faire la part entre la valeur artistique de l’œuvre (qui est indépendante du nombre de crânes utilisés) et la noblesse de la cause censée la motiver.

jeudi 14 décembre 2023

Heinrich Böll et les éco-curés*


Heinrich Böll m’a déçu. J’ai toujours adoré son roman La grimace, histoire d’un clown qui chante les Litanies de Lorette pendant qu'il prend sa douche (ce qui irrite sa compagne, politiquement engagée, conformiste et attirée par des social-démocrates plus sérieux que lui). Savoir que ce prix Nobel irrévérencieux  a retiré son soutien  au journaliste Masha Gessen, lauréat du prix Hannah Arendt,  pour avoir mis l’accent sur  les modalités discutables de l’action israélienne dans la bande de Gaza, m’attriste profondément. Le clown, tout à coup, finit par ressembler à ses antagonistes sectaires et moralistes.

 « Comment ça? Böll aurait-il retiré son soutien à Masha Gessen? Mais s’il est mort en 1985 ! ». C’est vrai, le coupable n’est pas lui, ce sont les membres de la fondation qui porte son nom et qui, en ce qui les concerne,  n’ont jamais gagné le moindre prix Nobel. S’ils l’avaient gagné, par ailleurs, il serait temps de  le leur retirer.

*Je rappelle que je n'ai rien contre les écologistes. Moi aussi je suis écologiste. Et depuis mon enfance, lorsque le concept était encore en gestation et aimer se perdre dans la nature n'était pas à la mode. Je ressens juste de la méfiance pour les "nouveaux curés" qui cherchent à monopoliser le discours sur la nature à des fins personnelles (mais au nom du bien commun).  

mercredi 13 décembre 2023

Autour du plaisir de zigouiller

 

Et si le ciel était vide (Cliché SDB)

Dans un premier temps, pour introduire mon étude La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi*,  j’avais choisi un passage d’Alain Souchon que je reprends ici. Il résume magistralement les doutes qui peuvent traverser nos esprits face aux nobles explications fournies, dans certains cas,  par les responsables d'un acte sanglant. **

Abderhamane, Martin, David
Et si le ciel était vide
Si toutes les balles traçantes
Toutes les armes de poing
Toutes les femmes ignorantes
Ces enfants orphelins
Si ces vies qui chavirent
Ces yeux mouillés
Ce n'était que le vieux plaisir
De zigouiller

(Et Si En Plus Y'A Personne - Alain Souchon - extrait de l'album La Vie Théodore Virgin, 2005)

Après, pour des raisons académiques, on a décidé de remplacer Souchon par Freud :

« Nous avons souvent eu l’occasion de montrer que l’ambivalence affective, au sens propre du mot, c’est-à-dire un mélange de haine et d’amour pour le même objet, se trouve à la racine d’un grand nombre de formations sociales. Nous ignorons totalement les origines de cette ambivalence. On peut supposer qu’elle constitue le phénomène fondamental de notre vie affective ». (Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, [1913] Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971, p. 180).

On peut haïr pour des raisons objectives. Les sociologues sont là pour nous les  rappeler (souvent, par ailleurs, les conditions concrètes, historiques, qui alimentent la haine  sautent aux yeux).  Mais on hait aussi  pour des raisons personnelles sans avoir le courage de se l'avouer. C'est une haine de nature privée, sans justifications d'ordre sociétal. Une haine artisanale, à la bonne franquette. On hait le monde en général et on zigouille quelqu'un en particulier. Les arguments transcendants ne manquent jamais. On zigouille au nom de la grandeur de Dieu, de l'Honneur bafoué, de la Civilisation occidentale en danger, de la Fidélité à un idéal, à la Patrie,  à une confrérie, à une équipe de foot ...**

Inspirés par Freud et par Souchon, on aurait  envie de regarder le zigouilleur dans les yeux, de lui adresser un demi-sourire sardonique  et de lui murmurer  : "Sois sincère : est-ce vraiment pour faire plaisir à  Dieu, pour honorer la Patrie, pour restaurer la justice sociale que tu as fait ce carnage?"

* Paris, Édition du Muséum National d'Histoire Naturelle, 2020.

** C’est simpliste, je sais. Dans un cadre officiel   je proposerais une analyse plus fine.

*** Certains maris jaloux zigouillent leurs épouses au nom de la Passion amoureuse.

lundi 11 décembre 2023

Serais-je donc antisémite ?

À plusieurs reprises, sur ce blog, j’ai exprimé ma très faible considération pour ces représentants du gouvernement italien (je vous invite à retrouver leurs noms) qui ont fait des valeurs de la patrie, du rappel  à la foi et à la tradition leurs chevaux de bataille et leurs attrape-nigauds. Serais-je donc un anti-italien ?

En 2006, dans l’introduction à L’éloquence des bêtes, j’écrivais le passage suivant :

« Bien qu’infondé, le préjugé selon lequel l’amateur d’animaux n'aimerait pas les hommes recèle un soupçon qui l'est peut-être un peu moins : celui (…) que l'intérêt pour la cause animale ne soit parfois qu'un prétexte[1], un alibi permettant de se mettre en scène, de délégitimer les autres, mais aussi de détourner l'attention de quelque chose que nous préférons cacher.   Un événement exemplaire nous permettra d'illustrer cette idée. Au mois de février 2001, les visiteurs du site Web de la chaîne de télévision  Msnbc News étaient censés choisir la plus significative parmi les images « fortes » récemment diffusées par les médias. Pendant les trois premières semaines, le cliché gagnant, avec beaucoup de marge sur ses rivaux, a été celui, tristement célèbre, d'un jeune palestinien  accroché à son père juste avant d'être abattu par l'armée israélienne. Quelques semaines plus tard, après une campagne e-mail à l’initiative des  sympathisants du gouvernement Sharon, deux nouvelles images avaient remplacé la précédente : la première était le portrait d'un chien qui a perdu ses pattes postérieures.  C’est celle-là qui a gagné le concours. La deuxième, suivie par d'autres reproductions d'animaux, immortalisait un autre chien en train de brûler[2]. Le sacrifice animal, dans ce cas, ne remplace pas le sacrifice humain, il sert tout juste à l'occulter. Nous sommes aux antipodes des fables d’Ésope ou des sermons de Saint François : l’animal, ici,  loin de nous aider à réfléchir sur les conduites des hommes,  est mis au premier plan pour nous les faire oublier ». (Paris, éd. Métailié, p. 19-20).

Serais-je donc un antisémite ?


[1] Inutile de préciser que pour établir ce genre de constats il faudrait connaître l' « éthologie » de l'amateur d'animaux. Voici un beau sujet pour apprentis ethnologues désireux de  développer leurs compétences en matière d’ « Observation participante ».

[2] D’après un article de Dean E. Murphy  paru dans le New York Times et repris par le quotidien La Repubblica du 4 mars 2001, p. 16

dimanche 10 décembre 2023

Annonce : Penser les ruralités contemporaines à l'époque de l'antispécisme


Demain matin, lundi 11 décembre, nous aurons le plaisir d'entendre Frédéric Saumade  qui nous parlera de son dernier ouvrage :

Séminaire Penser les ruralités contemporaines

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)

 

 

Lundi 11 décembre 2023, 11:00-13:00

 

Salle AS1_24 - 54 bd Raspail 75006 Paris et en visio :

 

EN PRÉSENTIEL ET EN VISIO

 

https://webinaire.ehess.fr/b/bob-kvx-zfn

 

 

 

 

De l’élégie au retour au combat : réflexions post-théoriques sur la polémique anti-taurine en Espagne aujourd’hui et sur les paradoxes de l’élevage extensif du toro bravo dans le Campo charro de Salamanque

 

Intervenant : Frédéric Saumade, PR d’anthropologie sociale, Aix-Marseille Université, membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC) d’Aix-en-Provence

 

 

Résumé : Suite à un dernier ouvrage publié au printemps dernier (De Walt Disney à la tauromachie. Élégie pour une mythologie animalière, Vauvert, Au diable vauvert 2023), qui propose une analyse anthropologique des tensions contemporaines entre militants antispécistes, favorables à l’interdiction de la corrida, et aficionados et professionnels du monde taurin, fondée sur une approche rétrospective de quarante années de recherches sur les relations humains/bovins dans les jeux-spectacles, rituels et pratiques d’élevage afférentes, entre Europe du Sud-Ouest et Amérique du Nord (Mexique, États-Unis), nous avons ressenti la nécessité de revenir au terrain originel de l’Espagne. Là, aujourd’hui, on observe en milieu urbain, notamment à Madrid, capitale de l’Espagne et de la corrida, une forte radicalisation, perceptible en particulier parmi les jeunes, de l’opposition entre adversaires de la tauromachie, animés par une idéologie animalitaire, généralement classés à gauche de la gauche, et aficionados, marqués par une idéologie nationaliste et volontiers séduits par le discours du parti d’extrême-droite Vox. Outre Madrid, Salamanque, capitale régionale structurée sociologiquement par les réseaux endogamiques des éleveurs de taureaux de race brava, de race morucha (race régionale à viande), et de cochons de race ibérica, dont les propriétés latifundiaires s’étendent sur le Campo charro voisin, est un terrain particulièrement riche pour observer les tensions entre les positions traditionnalistes conservatrices et les mouvements abolitionnistes qui s’organisent à partir des milieux estudiantins notamment. L’analyse anthropologique de cette crise politique passe par une ethnographie du système d’élevage du Campo charro, et des relations inter-espèces qui s’y organisent autour de la maîtrise d’un territoire extensif de pâturage, le monte (parties boisées montagneuse), les savanes collinaires plantées de chênes verts (encinas, robles). L’enquête révèle à cet égard les contradictions d’un milieu social moins homogène idéologiquement que l’on pourrait croire a priori, loin d’être imperméable au « tournant ontologique » de la société globale, ainsi que l’ambiguïté des rapports entre humains et animaux considérés tour à tour comme les plus sauvages (bravos) ou les plus domestiques (mansos). Or, cette même dialectique se retrouve, exprimée d’une manière radicalement opposée, dans les représentations antispécistes des anti-taurins.

 

Présentation : Christophe Baticle (LPED / HM)

 

samedi 9 décembre 2023

Prendre le taureau par les cornes

 





Instrument ludique permettant de mesurer sa puissance musculaire

C’était la première fois, je crois, qu’on m’amenait au Luna Park. Il faisait nuit. J’ai d’abord remarqué  de jeunes mâles qui mesuraient leur force en serrant les cornes d’un taureau mécanique. Ils rigolaient, mais pas trop. Après, dans l'obscurité, j’ai vu surgir un autre jeune homme. Il portait un pantalon noir. Il marchait vite, mais pas trop,  la chemise blanche à moitié ouverte imbibée de sang qui lui coulait de la figure. « Il a fait le con avec l’auto-tamponneuse », a commenté quelqu’un derrière nous. Il y avait des poissons rouges. Pour les gagner  il fallait remplir certaines conditions, je ne sais plus lesquelles. Mon père y est parvenu.  Nous sommes repartis avec mon poisson rouge dans un sachet en nylon. Pendant le trajet j'ai fait très attention.  Il a vécu avec nous pendant un moment.

jeudi 7 décembre 2023

Remplacements : le déclin de Saint-Nicolas

 

Saint Romedius, inventeur de la notion de  Wilderness

Hier c’était  la Saint-Nicolas. En dépit de mon esprit critique et désenchanté j’en garde un souvenir enthousiaste. Désormais on parle peu de cet ami des enfants qui fut très à la mode dans les Alpes orientales d'avant la mise en tourisme (et en écologie) des espaces naturels. Il a presque disparu. Et son âne aussi. Dévoré par les loups, je suppose.

mardi 5 décembre 2023

L'ère post-cynégétique


 



En 2011, dans Le retour du prédateur, je proposais que l’on s’interroge sur les fantasmes regressifs de la société post-rurale*. Aujourd’hui, à une époque où l’éco-touriste fait la loi et les chasseurs risquent de perdre leurs droits sur leurs terres au nom du « vert pour tous », il faudrait parler de société post-cynégétique.

* la passion pour la  Wilderness commençait à se populariser.

vendredi 1 décembre 2023

Parallélismes interspécifiques

 

 

«  Amo i gatti e distruggere il patriarcato »,  à savoir  : «  J'aime les chats et (j'aime) détruire le patriarcat » .

Les patriarches, c'est connu, aiment les chiens.

mercredi 29 novembre 2023

Les loups passent-ils à l'acte? C'est la faute aux brebis


 

 

Brebis et agneaux consentants (dans leur grande majorité)

 

Si je reviens sans arrêt sur la présence  des loups dans les espaces alpins c’est que je la trouve exemplaire. Elle résume à elle toute seule les contradictions de notre société en matière d'environnement et de morale.

 

Dans les Préalpes de Vénétie, j'en ai déjà parlé,  les éleveurs arrêtent leur activité découragés  par les massacres incessants perpétrés par les loups (140 victimes par an, dans les  vallées de l'Alpago, sans compter les blessés et les dommages collatéraux*). Ils se plaignent de ces carnages périodiques alors que, selon certains, ils en sont les principaux responsables  : « Si les loups sévissent », commente le représentant de l’association Siamo tutti animali, à savoir  "Nous sommes tous des animaux" (c’est bien de le rappeler de temps en temps), « c’est la faute aux éleveurs qui n’installent pas comme il faut leurs grillages électrifiés »**.  Au nom de la faune sauvage  et de son intérêt touristique, l'auteur   de cette analyse, spécialiste en éthologie relationnelle (sic),  voudrait transformer les pâturages alpins en autant de poulaillers à ciel ouvert***.

 

Bref, la faute est aux bergers, aux maires complaisants et autres « arriérés » n'ayant pas compris le sens de l'histoire. Et pourquoi pas aux moutons ? Oui, parce que ces pauvres loups, si on réfléchit … on les provoque, on les excite avec toutes ces bonnes choses à portée de crocs. Comment prétendre qu'ils se retiennent? Et les brebis … elles font semblant de ne pas vouloir, mais ça leur plaît, elles sont consentantes. Cela saute aux yeux.

 

* N'oublions pas les très nombreux blessés, le stress qui s'empare des rescapés, les traumatismes des femelles qui ne se reproduisent plus etc. -   des conséquences néfastes, sur le plan éthologique et tout simplement relationnel, pour l'équilibre qui assure  la cohésion du troupeau.

** Je paraphrase pour faire court, mais le sens est bien celui-ci.

***  « Mais je n'ai jamais dit ça, voyons ... ». C'est vrai, je me limite à tirer les conséquences de cette solution miracle -  l'électrification des prairies -  brandie par les enthousiastes du retour des bêtes féroces dans nos campagnes.

 

dimanche 26 novembre 2023

Musique et animalité


 

C’est dire si notre sensibilité change rapidement. Autrefois, la phrase «  Cette  chanson prouve l'exiguïté de la distance qui nous sépare des autres animaux » aurait été interprétée comme une insulte.*

*J'ai emprunté l'illustration au site suivant : https://pixers.it/poster/vecchio-microfono-47557207

vendredi 24 novembre 2023

Le chien du voisin

 Francisco de Goya Garçons jouant avec un dogue

Alors que l'actuel président français a été le  propriétaire d’un dogo argentin, le nouveau président argentin est le propriétaire de cinq dogues anglais (« les plus fins stratèges du monde », paraît-il).

Morale : lorsqu’on est président, on préfère les dogues des autres.

mercredi 22 novembre 2023

Elusive Partners

 

 

Les espèces allogènes nous rendent visite.  Parfois, après quelques gesticulations, elles disparaissent. Parfois elles s’installent  et finissent par s’intégrer à notre horizon. Pour les concepts c’est pareil.  La formule « invasions biologiques », par exemple, sonnait bizarre autrefois. Désormais elle fait  partie de notre quotidien. On s’acclimate.

 



 

lundi 20 novembre 2023

Le boucher et le jardinier




On approche de la période de l'année durant laquelle, dans l’Europe traditionnelle, on tuait le cochon. C’était triste et joyeux à la fois. On compatissait avec le cochon,  mais on faisait la fête.

À propos de la joie de tuer le cochon (une joie issue directement de l’estomac, liée aux conséquences pratiques de la mise à mort) on vient de me transmettre le proverbe suivant  (chinois) :

“ Si tu veux être heureux une heure, enivre-toi, si tu veux être heureux un jour, tue ton cochon, si tu veux être heureux une semaine, fais un beau voyage, si tu veux être heureux un an, marie-toi, si tu veux être heureux toute ta vie, fais-toi jardinier ”.

Je viens de citer la version que j'ai trouvée sur le net. Celle qu’on m’a livrée ce matin, légèrement différente, prévoyait un mois de joie pour le mariage et un an entier pour le cochon*.

*Dans ce dernier cas, puisqu’on (re)tue le cochon tous les ans,  se faire jardinier n'est plus indispensable.

jeudi 16 novembre 2023

Sadisme félin 2

 

«Ce chat mauvais, qui prolonge pendant une heure l’agonie d’une souris me paraît comme la bête cruelle par excellence (…). Il suffit de regarder la façon avec laquelle il se comporte lorsque, par intervalles, il saisit la souris avec ses mâchoires. On s’aperçoit qu’il est heureux, que tout son être vibre d’une jouissance violente et perverse. Sa queue est agitée par des mouvements involontaires, ses yeux dilatés étincellent, et il atteint le plaisir dans un spasme de volupté suprême. Toute l’attitude de l’animal montre qu’il entend, qu’il a une conscience et qu’il jouit. Il n’y a rien à dire, cela ressemble tout à fait à la cruauté définie par Littré, celle qui se délecte dans le fait d’infliger la souffrance, la cruauté indiscutable, cynique » (Cunisset-Carnot, Flâneries d’un chasseur -  « La crudeltà negli animali », in Diana, il field d’Italia, 15 oct. 1917. Extrait de : « Des plaisir du chasseurs aux souffrance de l’écologiste. Violence et iconographie » in  Sergio Dalla Bernardina, L’éloquence des bêtes, Paris Métailié, 2006 p. 115 et suiv.

 

En ce qui concerne les chats, cette attribution de cruauté (une cruauté innée, substantielle) est passée de mode. Désormais on la réserve aux  chasseurs.

mardi 14 novembre 2023

Après la tempête (veiller et surveiller)

 
 


« L’état des bois et forêts reste dangereux. Dans ce contexte, l’interdiction d’accès et de circulation au sein des espaces boisés reste en vigueur afin de prévenir les risques de chutes de branches et d’arbres. Une nouvelle évaluation de l’ONF permettra d’analyser l’évolution de la situation ». Le Télégramme, «Tempête Ciaran : 7 500 foyers toujours privés d’électricité dans le Finistère» 12 novembre 2023.
 
C’est dans mon intérêt, je sais. Mais dans ce genre de situations j’aimerais pouvoir choisir. 
 
« Le biopouvoir est un type de pouvoir qui s'exerce sur la vie : la vie des corps et celle de la population. Selon Michel Foucault, il remplace peu à peu le pouvoir monarchique de donner la mort ». (Source : Wikipédia.)
 
Cela fait « anarcho-individualiste », c'est vrai - alors que j'ai quitté l'adolescence depuis un long moment - mais je trouve que les ingérences de l'État dans ma sphère personnelle, en dépit de leurs prétentions salvatrices,  ont un pouvoir mortifère.