samedi 31 juillet 2021

Une sale bête : l'envie. Corollaire n. 3 : Take the money and run



 

J’aimerais continuer avec mon feuilleton estival et, en même temps, je souhaiterais passer quelques jours dans l’inactivité la plus totale. Je reviendrai donc sur les plantes de mon jardin dans une ou deux semaines.  Cherchant une image sur laquelle m’arrêter, je suis tombé sur le corollaire inédit d’un autre feuilleton, publié dans ce blog au cours du 2018. Ce feuilleton animalier  s’appelle « Une sale bête : l’envie ». Il commence le 31 mai et s’arrête sur le « Corollaire n. 1 » le 31 juillet. J’ai perdu le corollaire numéro 2 (un acte manqué, sans doute) mais j’ai conservé le numéro 3. Qui sait pourquoi, en reportant sa publication je l’avais programmé pour le mois d’août 2021. Par rapport à l’histoire de chiens de chasse qu’il est censé commenter je le trouve énigmatique et quelque peu déphasé, mais je le poste également.

 
Cela faisait un long moment que Caïn était sous analyse. Après le forfait, et même avant d'ailleurs,  il n'allait pas bien du tout. Son médecin lui conseilla de partir : "Quitte tout et oublie". Caïn suivit le conseil et ouvrit un bed and breakfast bio dans les Pouilles. C'était compter sans le regard de Dieu. Et ici je passe la parole à Victor Hugo : 

"Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement"*.

Morale : lorsqu'on a fait des vacheries* on a beau courir partout ...

*Extrait du poème : "La conscience".
** Je reconnais le caractère anthropocentrique de cette façon de dire, attribuant aux  vaches des dispositions typiques du genre humain. Cela ne m'empêche pas de m'en servir.

jeudi 29 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté 16. Un roi et sa couronne

 


Après, tout est allé très vite : le diamètre du tronc du noyer a manifestement dépassé celui de mon crâne. Le danger était donc écarté. Mais une vague noirceur, juste un soupçon au départ, s’est mise à concurrencer l’éclat du feuillage. Mon noyer, à son tour,  était couronné. Il n’a pas porté sa couronne pendant longtemps. Deux années plus tard il était mort sur pied, raide et déséquilibré comme un épouvantail courbé par le vent. Pour faire le deuil, j’ai procédé à la manière d'un démiurge : « Moi je t’ai planté, moi je te déplanterai ». Je suis monté sur l’arbre muni d'une scie et patiemment, pièce par pièce, je l’ai aidé à libérer l’espace jardinier de sa présence borderline.

 

À la fin de la cérémonie ne restait sur scène qu’un massif de millepertuis voulu par ma mère  pour « faire gai » (« Quanto verde, Sergio, sembra la foresta vergine … »). J'ai contemplé mon œuvre avec un regard de paysagiste. Tout était rentré dans l'ordre,  comme si la plante n'avait jamais existé. Un ordre de cimetière qui, au lieu d'endiguer l'entropie, l'accentuait tout en la dissimulant.

 

Mais non. Un panache anomique sortait timide du massif. C’était un noyer tout jeune. Il souriait. Je l'ai accroché à un tuteur*, j'ai réduit le millepertuis pour lui faire de la place et voilà ... c’est comme si je l’avais planté moi-même.

* Il semblait déjà pencher, légèrement,  vers un vide générique.

mardi 27 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté 15. Un noyer déviant

Yuanmingyuan "Le jardin de la clarté parfaite" 1740 env. (action indirecte et négative).

Comme l’a si bien montré André-Georges Haudricourt, si les Orientaux cherchent à accompagner les inclinaisons naturelles du vivant  sans les altérer, les Occidentaux pratiquent l’ « action directe positive ». Positive veut dire qu’ils imposent leur loi,  ils forcent, coupent, encadrent … D'un côté l’acupuncture, qui rétablit des équilibres en douceur ...  de l'autre la chirurgie. 

Dans mes relations avec le  noyer j’ai été très occidental. Trop. Mais il a su résister. Au bout du compte j’étais content  que malgré toutes les tentatives de mise aux normes nous ayons réussi, lui et moi, à garder nos penchants. De temps en temps, sans trop y prêter attention, je surveillais le diamètre de son tronc. Un matin j’ai pensé : « Mince, l’ablation de la grosse branche va sans doute accélérer la croissance du tronc qui va bientôt dépasser le diamètre de mon crâne.  Ce n’est qu’une croyance, certes, mais il faudrait faire quelque chose, ne serait-ce que par précaution. Par exemple, planter un nouveau noyer ». Pour des raisons qui m’échappent,  un noyer poussait au fond du jardin dans un pot abandonné. Je l’ai confié à une vieille amie qui a un jardin bien plus grand que le mien en lui disant : « Lorsque tu veux, je viens le planter, ça me prendra cinq minutes ». Je lui ai même expliqué les raisons de mon « présent » : être présent, justement, être-là**. L’année suivante le noyer était toujours dans son pot sans qu’on m’autorise à le planter (« Oui, je veux bien, mais où ? Je dois demander à ma sœur et … »). L’année d’après aussi**. J’aurais voulu lui dire : « Mais tu ne te rends pas compte ? Tu es en train de me mettre en danger ! ». Mais ma fierté de naturaliste postmoderne, laïque et désenchanté, m’a contraint au silence***.

 

* André-Georges Haudricourt  « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d'autrui », L’Homme, 1962 2-1 pp. 40-50. Il évoque tout particulièrement le jardin chinois et ses liens avec le confucianisme. J'aime beaucoup cet article même si, à chaque fois que j'en parle, je me vois obligé de rappeler quelques contre-exemples (le communisme chinois dans ses rapports avec l'environnement en est un).

** Pas chez elle, être-là en général.

*** J’ai une théorie à ce propos.   

**** « Typique des cosmologies occidentales depuis Platon et Aristote, écrit Philippe Descola, le naturalisme produit un domaine ontologique spécifique, un lieu d’ordre ou de nécessité où rien n’advient sans une cause, que cette cause soit référée à l’instance transcendante ou qu’elle soit immanente à la texture du monde. Dans la mesure où le naturalisme est le principe directeur de notre propre cosmologie et qu’il imbibe notre sens commun et notre principe scientifique, il est devenu pour nous un présupposé en quelque sorte « naturel » qui structure notre épistémologie et en particulier notre perception des autres modes d’identification » (Source : Wikipédia – cf. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005).

dimanche 25 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté (14). Le noyer et son double

 

Jardin de quelqu'un d'autre avec un arbre qui n'a rien à se reprocher

Si j’avais eu la sagesse d’un Mario Rigoni Stern, je n’aurais jamais planté un noyer tout près de la maison (d’autant plus que l’ombre des noyers, selon source sûre,  donne la migraine). Mais la sagesse n’est pas ma spécialité. En me baladant avec Sam (je ne sais plus lequel des deux) sur les berges du fleuve j’ai aperçu un petit noyer. Il était petit mais pas tant que ça. Je suis revenu avec une pelle,  je l’ai chargé dans la voiture et je l’ai installé chez nous. C’était avant de connaître cette histoire de correspondances "nagualistes"  entre le destin du planté et celui du planteur,  sinon j’aurais mieux pondéré mon choix. Ce jeune noyer, en fait, avait plusieurs défauts*. Il était asymétrique, avec une de ses deux branches principales qui, au lieu de se dresser vers le ciel, penchait latéralement vers un vide générique, comme pour tirer l’arbre dans une mauvaise direction. Une branche anomique, pour ainsi dire. Pour lui donner l’allure d’un noyer normal j’ai pratiqué plusieurs coupes et à la fin, lorsque je pouvais monter sur lui tellement il avait grandi, je me suis résigné à couper la branche subversive qui commençait à bien faire. Pendant un moment il était devenu presque droit, avec un grand tatouage noir rappelant ses erreurs de jeunesse. Mais bientôt c’est l’arbre tout entier qui s’est mis à  pencher (À suivre).

* Tout comme moi.

vendredi 23 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté 13. Nagualisme alpin


L’analogisme repose sur l’idée que les propriétés, les mouvements ou les modifications de structure de certaines entités du monde exercent une influence à distance sur la destinée des hommes ou sont elles-mêmes influencées par le comportement de ces derniers. Une bonne illustration en est le « nagualisme », cette croyance commune à toute l’Amérique centrale selon laquelle chaque personne possède un double animal avec lequel elle n’entre jamais en contact, mais dont les mésaventures — s’il est blessé ou malade, par exemple — peuvent affecter dans son corps l’homme ou la femme qui lui est apparié. (Philippe Descola, anthropologie de la nature , https://www.college-de-france.fr/media/philippe-descola/UPL28453_UPL31695_descola.pdf).

 

Sous certains aspects, les habitants des Alpes orientales sont des nagualistes. Ils le sont par rapport au « Basilisc »,  animal mythique dont je crois avoir déjà parlé (dès qu'on croise le regard d’un basilisc on commence à partager son même destin). Mais ils le sont aussi par rapport au noyer. « Si tu plantes un noyer, m’a-t-on dit, tu vivras autant que lui ou – ce qui n’est pas plus rassurant – tant que le diamètre de son tronc n’aura pas dépassé celui de ton crâne ».

Lorsqu’on a bâti notre maison il y avait déjà un noyer dans le jardin*. Planté par autrui, il était inapproprié à l’étude des correspondances. Nous l’avons intégré à notre collectif et  il nous a accompagnés pendant un long moment. Un jour quelqu’un a remarqué : « Cet arbre est couronné ». Une auréole de petites branches desséchées, effectivement,  entourait son sommet.  Il est mort deux ou trois années plus tard. On l’a coupé en morceaux pour en faire du bois de chauffage sans trop de retentissements, il me semble,  sur les rythmes familiaux. Mais un autre noyer, à quelques mètres de distance, était en train de grandir. Et celui-là, en revanche, c’était bien moi qui l’avais planté (à suivre).

mercredi 21 juillet 2021

L’inquiétante étrangeté 12. Des taches de Rorschach dans le ciel



 

Je parlais récemment de la facilité avec laquelle, tout en restant des Modernes,  nous fabriquons des indices permettant d’intégrer à notre collectif des entités fictives appartenant au monde suprasensible. J’ai évoqué mon chien farceur, sorte de Bourville à quatre pattes. Le soir même j’ai pris en photo un coucher de soleil. En vérifiant le résultat j’ai aperçu, dans l’agencement chaotique des nuages,  une tache blanche. «  Mais c’est lui, me suis-je dit, c’est mon  griffon blanc qui me fait un clin d’œil». Après j’ai regardé mieux : « Ah non, c’est une autre race ».

lundi 19 juillet 2021

L’inquiétante étrangeté (11). Le jardinage : une histoire de racines

Arnold Böcklin, Le Bois sacré, 1886

Y avait-il des lauriers,  dans le bois sacré évoqué par Frazer dans le Rameau d’or, à côté des chênes verts et du gui ? En tout cas, le geai qui s’était installé dans mon laurier et qui, vraisemblablement, avait délogé le merle qui y régnait, m’a rappelé l’histoire du roi du lac de Nemi, le Rex Nemorensis.  Frazer décrit cette figure, qui remonte aux débuts de l’histoire romaine, dans les termes suivants :  

« Dans le bosquet sacré se dressait un arbre spécial autour duquel, à toute heure du jour, voire aux heures avancées de la nuit, un être au lugubre visage faisait sa ronde. En main haute un glaive dégainé, il paraissait chercher sans répit, de ses yeux inquisiteurs, un ennemi prompt à l’attaquer. Le personnage tragique était à la fois prêtre et meurtrier, et celui qu’il guettait sans relâche devait tôt ou tard le mettre à mort lui-même, afin d’exercer la prêtrise à sa place. Telle était la loi du sanctuaire. Celui qui briguait le sacerdoce de Nemi n’entrait en office qu’après avoir tué son prédécesseur de sa main ; dès le meurtre perpétré, il occupait la fonction, jusqu’à l’heure où un autre, plus adroit ou plus vigoureux que lui, le mettait à mort à son tour.

En prolongeant le parallélisme dans une sorte de mise en abîme  je me suis dit : «  Au bout du compte, je suis à mon jardin ce que le Rex Némorensis est au bois sacré et ce que le geai est au laurier ». Je n'exagère pas. Chaque propriétaire d’un jardin, petit, moyen ou grand qu’il soit,  est un démiurge. Son jardin est un microcosme dans lequel il fait la loi : il plante, il déplace, il arrache. Il protège, il contrôle, il punit …  Il conserve  aussi, et cherche à pérenniser le projet d’être-là qui lui a été transmis par ses prédécesseurs. Pour se motiver, il garde la mémoire du lieu avec la dévotion d'une vestale*. Il s’efforce aussi d’oublier que, tôt ou tard, il sera poussé en bas  par quelqu’un de plus beau et de plus fort que lui **. Dans cette perspective,  tout ce qui peut l’aider à s’enraciner devient précieux.

Ceci nous conduit à la deuxième partie de cette divagation estivale, indécemment autobiographique,  consacrée, en alternance avec l'actualité,  aux plantes de mon jardin  (À suivre). 

* Je parle du jardinier idéal-typique, mais il en existe d'autres modèles.

** Pour citer Alain Souchon : Quand je serai KO.

 


samedi 17 juillet 2021

Mais que font les loups ? Autour d’une pause estivale


- C’est drôle, on n’entend pas parler des loups cette année.

- Ils sont partis ailleurs, peut-être.

- Non, ça doit être les bergers (geste, accompagné d’un grand sourire, de quelqu’un qui tire un coup de carabine ).

- Ah, c'est possible. Tu te souviens des deux bergers qu’on a croisés l’année passée ? On aurait dit qu’ils sortaient d’Alcatraz.

jeudi 15 juillet 2021

L’inquiétante étrangeté (10). Esprit de conservation et conservation des esprits


Il se peut que derrière mon malaise causé  par l’apparition du geai dans le laurier du merle il y ait un raisonnement de type analogique : le merle est au laurier ce que moi je suis à la maison de mes parents. On commence par déloger les merles de leur laurier …

Les lieux, les espaces investis par notre action et notre regard, jouent un rôle important dans la lutte contre l’entropie.  Dans leur concrétude ils aident à garder les souvenirs. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une maison avec un petit jardin. Et certains successeurs, lorsqu’ils ont cette chance,  ne désirent pas en porter le poids. Aux deux extrêmes on trouve les conservateurs (au double sens, peut-être), et les adeptes du « tabula rasa » qui oblitèrent  leur bien pour bâtir ailleurs quelque chose de meilleur*.  

Les conservateurs sont des animistes. Ils vivent dans la modernité  mais ils ont gardé chez eux quelque chose de primitif. Pour eux, les maisons sont manifestement des artéfacts mais, en même temps, elles ont une âme. Elles matérialisent  le projet tout simple (comme celui d’Adam et Ève), d’être là pendant un long moment. Du côté immatériel, elles fonctionnent comme des pièges : elles absorbent le vécu de leurs habitants. Si on conserve une maison c’est  pour transmettre une histoire, à la manière des conservateurs d’un musée. C’est qu’on partage le projet  de ses concepteurs** et qu’on a pour eux de la reconnaissance, de la sympathie au sens étymologique. On a souffert ensemble, on a lutté ensemble contre des forces adverses***, on a profité ensemble des moments de plénitude arrachés à l’entropie. Et chaque pièce garde le souvenir de ces gesticulations. Elle en est même imprégnée :  

 - Ici, je me souviens,  nous avions  mis à sécher   du chanvre des oiseleurs. Ça dégageait un parfum très intense, presque écœurant, à terme. 

- Et c’était pour quoi faire ?

- Ben, comme ça …

(À suivre).

* On peut aussi oblitérer des biens, mais c’est plus rare et moins honorable, pour soustraire des pièces à la mémoire du collectif.

** Au double sens du mot également : ceux qui ont conçu le projet  et qui nous ont conçus.

*** Il suffit d’être des Modernes inachevés, un peu animistes sur les bords, pour prendre au sérieux l’idée « paranoïaque » que des forces adverses, plus ou moins anthropomorphes, cherchent à infléchir notre destin.

mardi 13 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté (9). L’agentivité des morts

 


 

(Suite) Mais est-ce que les morts collaborent vraiment ? Dans mes rêveries de « non-moderne », je me figure les morts comme s’ils étaient au cinéma. Ils regardent, ils s’émeuvent, mais ils  ne peuvent rien faire. Ils espèrent juste que ça se termine bien. Ou, plutôt, ils espèrent que ça ne se termine pas.  Oui, parce que le sujet du film est leur « projet d’être là » : réussiront-ils à rester là encore un peu, dans les actions et dans la mémoire de leurs descendants ? D’autres morts, toujours dans mon imaginaire, assistent au spectacle et souhaitent le contraire. Ils peuvent faire partie du même collectif mais, pour des raisons que je n’ai pas le temps de détailler ici, ils seraient heureux que ce projet échoue, qu’il n’y ait plus de griffons à commémorer, de crèches à sauver, de merles à réintégrer en grande pompe dans le laurier d'où ils avaient été délogés. Ils aimeraient qu’il n’y ait plus de témoins, plus d’ancêtres, plus rien. Et lorsqu’un vivant, par son action mortifère, contribue à l’instauration du désordre, du chaos, ils s’en réjouissent. Du point de vue des fondateurs du collectif*, qui tiendraient à rester là encore un peu,  ces interventions sont de véritables trahisons : « Mais comment …  mais ce n’était pas prévu par le scénario, on était d’accord que … », « Ce n’est pas possible, si j’avais pris cette disposition c’était bien pour … », « Quelle désillusion, quelle tristesse, quelle rage. C'est déloyal, c'est pervers. Il faudrait faire quelque chose … ».

On s'étonne, on s'indigne,  mais on ne fait rien. Cela tendrait à prouver que les morts, ne serait-ce que dans certains domaines, n’ont pas le moindre pouvoir.


*Je parle ici d’un "collectif" minimaliste et complètement idéalisé. Je l’imagine, encore une fois, comme une dynamique : la poursuite dans le temps du projet fondateur d’un couple de géniteurs désireux de se pérenniser dans leur descendance. Je me figure ce soi-disant collectif (un collectif « pour ainsi dire ») comme une sorte de convoi qui avance dans l’inconnu, composé par quelques humains, quelques bêtes, quelques esprits et quelques objets  « inaliénables » cachés dans la caravane. Inutile de rappeler que plein d’autres collectifs minimalistes, basés sur d’autres critères, sont possibles et émouvants dans leurs différentes  projectualités.

dimanche 11 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté (8). La place des morts dans les collectifs

 

 

Un collectif en pâte à modeler sauvé à la dernière minute

Parfois je me dis : « Tiens, nous, les Modernes, nous sommes pratiquement les seuls à ne pas croire en l’existence de l’Au-delà ».  Nos collectifs, par conséquent, sont relativement pauvres. Alors que chez les non-modernes, comme le remarque Philippe Descola*, les collectifs englobent aussi le monde invisible (selon des critères à géométrie variable qu’il s’agit à chaque fois de repérer – c’est ça l’anthropologie).

Les morts, chez les Non-modernes,  ne le sont pas complètement.  Ils sont toujours là. Ils regardent. Parfois ils interviennent. Dans certains cas ils font même carrière parmi leurs semblables et gagnent en pouvoir d’action, en « agentivité ». Et à côté des morts, il y a d’autres entités immatérielles avec qui il faut négocier.

Descola nous rappelle que même chez  les Modernes subsistent des poches de non-modernité. C’est précisément mon cas. Je sais bien que les esprits des morts n’existent pas, que c’est juste un espoir, une crainte, une illusion. Je sais bien mais quand même … J’y tiens tellement que je fabrique des indices fictifs pour élargir mon collectif au monde suprasensible. Il y a longtemps, lorsque j’habitais à Milan, j’ai  rêvé du griffon blanc. Il  me prévenait  qu’il était mort, terrassé par un camion. Très habilement,  j’ai réussi à faire coïncider cette fantaisie nocturne avec un coup de fil matinal de mes parents m’annonçant  que le griffon était mort**. L’année passée, en balançant un bouquin d’exercices de latin pour faire de l’espace j’ai trouvé le moyen (acrobatique et spectaculaire à la fois) d’en faire bondir une lettre de mon frère me révélant un secret qui me concernait ***.  Il y a une semaine, dans ce blog,   j’ai utilisé des personnages  de la crèche pour représenter un collectif.  J’ai pensé fort à ma grand-mère, très pieuse, dont j'étais en train de démanteler un buffet lourdement endommagé. Le soir même je me suis arrangé pour voir surgir, du fond d’un carton destiné à la décharge, la crèche qu’elle m’aidait à installer pour les fêtes de Noël  ****.

Bref, pour contrer l’entropie, morts et vivants collaborent.

* C'est à Descola que les ethnologues doivent le concept de "collectif" et ses illustrations pratiques.

** C'est l'inconscient, bien évidemment.

*** C'est encore l'inconscient.

**** L'inconscient a décidément  le dos large.

vendredi 9 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté 7. Mémoire et entropie.


 

Des menaces planent sur ces objets de mémoire. L’entropie, bien sûr, processus naturel de dispersion, de mise en désordre. On a beau protéger ces pièces indispensables au maintien du « collectif », tôt ou tard elles ne seront que poussière. Mais dans l’attente, on s’y accroche.

 

- Tu avais un chien blanc, je m'en souviens. Tu lui faisais prendre des douches au rez de chaussée.

 - Oui, le griffon. Ça puait horriblement.

 - Non, ce n’était pas un griffon.

 - Ah non ? Ben alors c’était le setter. Ça puait un peu moins*.

 - Comment ils s’appelaient ?

 - Ils s’appelaient pareil, mais il ne faudrait pas.

 - Pourquoi ? Pour des questions de dressage ?

 - Non, c’est que lorsqu’ils ont  le même nom ils vont avoir  le même destin.

 

Penser à ces deux chiens me donne envie de chercher des photos et de les montrer aux descendants de mon père et de ma mère: « Vous voyez ? Ça, c’est le premier Sam. Il faisait l’idiot mais il ne l’était pas.  Une sorte de Bourville à poil dru. Et voici l’autre. Il avait les pattes en style Chippendale et aimait les pommes ».

 

J’ai une responsabilité : je suis le seul à détenir ce genre d’informations.  Ça vaut aussi pour les vieilles photos de famille. « Qui est cette dame à côté de  nonna ? »**  Elle s’appelait Montaldi, elle venait de Turin ... ou par-là, Avigliana, Giaveno ... J’ai oublié son prénom.  Son fils s’appelait Augusto.

Ce travail d’anamnèse me donne l’illusion de prolonger dans le temps non seulement le souvenir des deux Sam, de ma mère, et de la signora Montaldi, mais leur existence même. Bref de lutter contre l’entropie et contribuer à la perpétuation du collectif.


*C’est ce qu’on appelle la mémoire olfactive, C’est un point fort de l’anthropologie du sensoriel, comme on l’appelle aujourd’hui.
 **  Imaginons que la question soit posée.

mercredi 7 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté (6). Les objets inaliénables

 Jean-Baptiste Siméon Chardin, Le Château de cartes 1735-1736

(Suite) Ces objets n’ont peut-être pas d’âme, mais nous faisons comme s’ils en avaient une. Ça me fait penser à Bruno Latour et à ce qu'il appelle un  « faitiche » (sic) : les objets sacrés – je résume à ma guise - sont d’autant plus vrais que c’est nous qui les avons faits, qui les avons fabriqués. Mais ça me rappelle encore plus Maurice Godelier et ses réflexions autour des objets inaliénables. Contrairement à la théorie de  Marcel Mauss, selon laquelle le destin des objets est de circuler pour assurer le lien social, il y a des objets qui ne circulent jamais. Qui ne doivent pas circuler.  Ce sont les « sacra » : masques, parures, ustensiles rituels et autres   « monuments »  (de monere au sens de «faire penser, faire se souvenir») comme le laurier de mon père*,  le fauteuil de ma mère  ou  ce tableau,  qui lui plaisait beaucoup,  censé rappeler aux descendants sa sensibilité artistique et son sens des affaires** .

Certains collectifs sont comme des châteaux de cartes.  On retire une pièce et tout s’écroule. Parfois c'est soudain. On efface les débris  et c'est réglé.  Parfois ça démarre doucement, de façon sournoise. Avec un geai, par exemple, qui prend la place d’un merle dans un laurier vieillissant dont on commence à oublier les origines.

* Avec le temps il était devenu le sien et il souffrait pour lui si je le taillais trop sévèrement.

** En fait, ces garants de l’identité du groupe doivent aussi circuler, à leur façon, mais d’une génération à l’autre. Les disperser est un acte chirurgical comparable à une ablation. C’est enlever à ce méta-cerveau qu’est le collectif familial une partie de ses circuits neuronaux.