Philodendron perfectionné par Karine Bonneval
«Possédé par
cette idée il avait vagué, au hasard des rues, était arrivé au Palais-Royal, et
devant la vitrine de Chevet s’était frappé le front : une énorme tortue
était là, dans un bassin. Il l’avait achetée : puis, une fois abandonnée
sur le tapis, il s’était assis devant elle et il l’avait longuement contemplée,
en clignant de l’œil.
Décidément la
couleur tête-de-nègre, le ton de Sienne crue de cette carapace salissait les
reflets du tapis sans les activer ; les lueurs dominantes de l’argent
étincelaient maintenant à peine, rampant avec les tons froids du zinc écorché,
sur les bords de ce test dur et terne. Il se rongea les ongles, cherchant les
moyens de concilier ces mésalliances, d’empêcher le divorce résolu de ces
tons (...). Il se détermina, en conséquence, à faire glacer d’or la
cuirasse de sa tortue. Une fois
rapportée de chez le praticien qui la prit en pension, la bête fulgura comme un
soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées fléchirent, avec des
irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées par un artiste d’un goût
barbare. Des Esseintes fut tout d’abord enchanté de cet effet ; puis il
pensa que ce gigantesque bijou n’était qu’ébauché, qu’il ne serait vraiment
complet qu’après qu’il aurait été incrusté de pierres rares». (Joris-Karl
Huysmans, À rebours, chap. VIe).
D'autres artistes, plus récemment, nous ont invité à réfléchir autour de la
manipulation esthétique du vivant. La plasticienne Karine Bonneval, par
exemple, a "embelli" des plantes d'appartement comme on pourrait le
faire dans un institut de beauté : "Des plantes sont augmentées de manière
anthropomorphique, travesties par des parfums et des rajouts qui renvoient à
une esthétique humaine (ongles, cils, cheveux)"*.
Angela Singer,
de son côté, a pris l'habitude de recycler des animaux taxidermisés en
soulignant/cachant leurs blessures
par des boutons, des perles et autres ornements colorés.
Carcasse de renard agrémentée par Angela Singer
D'où cette
question vaguement imbécile (c'est juste pour accroître le désordre
dans le grand débat sur les frontières ontologiques ): si j'étais une
tortue, serais-je fière d'avoir été arrachée à mon destin de reptile ovipare pour
devenir une icône de la littérature décadente? Si j'étais un philodendron,
serais-je content d'avoir été repéré par Karine Bonneval, transpercé, soigné, exposé à Versailles
et promu à la postérité? Si j'étais une pièce de gibier, serais-je heureuse
d'avoir été tripotée par Angela Singer (deuxième tripotage,
après celui du chasseur), fourrée de perles pour la bonne cause et livrée à la
curiosité du public?
Qui saurait le dire? Les intéressés ne sont plus là pour
nous en parler. Il faudrait demander à leurs proches.
J'aborde la question
des "monstrations ambigües" lundi prochain dans le cadre du séminaire
"L'appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi" Mon
intervention s'appelle : "Le mort
reconnaissant : les bienfaits posthumes de
l'animal naturalisé (EHESS, de 15h à 17h - 105 bd Raspail, 75006 Paris, Salle 5).
* présentation de l'exposition : Je cherche des parfums nouveaux,
des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés, Versailles, La Maréchalerie18 janvier -17 mars
2012 ).