Voici donc la scène finale du récit que j'ai évoqué dans la billet
précédent. Maupassant y décrit le moment où, engourdi par un froid polaire, il procède avec son cousin à l’abattage de
deux canards sauvages :
« Le jour s’était levé, un jour clair et bleu ; le
soleil apparaissait au fond de la vallée et nous songions à repartir, quand
deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos
têtes. Je tirai. Un d’eux tomba presque à mes pieds. C’était une sarcelle au
ventre d’argent. Alors, dans l’espace au-dessus de moi, une voix, une voix
d’oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante ; et la bête, la
petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en
regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains.
Karl, à genoux, le fusil à l’épaule, l’œil ardent, la
guettait, attendant qu’elle fût assez proche.
— Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s’en ira pas.
Certes, il ne s’en allait point ; il tournoyait toujours, et
pleurait autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur
comme l’appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu
dans l’espace.
Parfois, il s’enfuyait sous la menace du fusil qui suivait
son vol ; il semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel.
Mais ne s’y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.
— Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à
l’heure.
Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par
son amour de bête, pour l’autre bête que j’avais tuée.
Karl tira ; ce fut comme si on avait coupé la corde qui
tenait suspendu l’oiseau. Je vis une chose noire qui tombait ; j’entendis dans
les roseaux le bruit d’une chute. Et Pierrot me le rapporta.
Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je
repartis, ce jour-là, pour Paris »*.
On peut être étonné par le caractère schizophrène de cette narration. L’auteur nous montre à quel
point il est conscient de la profonde « humanité » de ce
couple d’oiseaux et, en même temps, de l’atrocité de son geste. Cependant, il ne conclut pas comme on pourrait l'imaginer, par une phrase du genre : « Depuis ce jour, j’ai accroché mon fusil au mur ». Avec une lucidité glauque de fossoyeur, il se limite à constater, de façon lapidaire, que les deux corps qui vont se rejoindre dans le carnier sont déjà froids.
En parlant de son ambivalence, qu’il observe de l’extérieur
tout aussi ébahi que son lecteur, Maupassant parle de la complexité de la nature humaine en général.
* Guy de Maupassant : Amour. Texte publié dans Gil Blas du 7
décembre 1886, puis publié dans le recueil Le
Horla (pp. 69-84).