J'aime bien cette photo. Je l'ai prise dans les Dolomites, pas loin de Cortina d'Ampezzo, en 2010. C'était dans un refuge. Les lunettes avaient été oubliées par un skieur. Elle représente bien, à mon sens, la perméabilité des domaines ontologiques : le monde des humains et celui des autres animaux (il suffit d'une paire de lunettes pour anthropomorphiser un quadrupède); le domestique et le sauvage (naturalisée comme un trophée de chasse, la bête cornue est en fait un bouc); le naturel et le surnaturel (les verres fumés conférant à l'herbivore une aura diabolique).
Au tout début de l’année 2020 j’ai publié aux éditions du CTHS mon introduction à l’ouvrage « De la bête au non-humain. Perspectives et controverses autour de la condition animale (Sergio Dalla Bernardina dir.), édition numérique Collection « Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques »»*. Il était question, comme dans l’ensemble de ce blog et dans mes séminaires à l’EHESS, de métamorphoses, d’ontologies, d’animisme. En voici un court extrait :
« On peut bien comprendre que cette évolution [celle du statut des animaux devenus des « non-humains »] ait modifié la façon de les percevoir et de les représenter auprès des bergers. Mais, parfois, c’est tout juste le discours qui change, dévoilant les aspects interactifs (passés sous silence par l’ancien regard anthropocentriste) d’un rapport homme-animal qui dans la substance est resté le même. Les éleveurs et leur bétail, les chasseurs et leurs appelants formaient des collectifs bien avant l’introduction de ce concept dans les sciences humaines et sociales.
Célébrer/déjouer la proximité
On sait depuis longtemps, en tout cas, que l’humain et l’animal sont des proches. Les mythes des origines des cultures les plus disparates nous le rappellent instamment. La littérature et le folklore aussi, avec leurs histoires de métamorphoses, d’animaux qui parlent (couramment, dans les rêves, ou la nuit de Noël), d’unions interspécifiques. Cindy Cadoret nous en donne un bon exemple à propos de la chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise. Un abîme, certes, sépare la culture huichol de la culture celte qui a nourri en profondeur ce corpus narratif. Dans les deux cas, cependant, on découvre que le principal but de la chasse au cerf n’est pas d’ordre utilitaire. On découvre aussi que, aux temps des origines évoqués par les mythes irlandais et christianisés par des moines entre le VIIIe et le XIIe siècle, le fait d’avoir un ancêtre animal est ce qu’il y a de plus courant. « Le Cycle du Leinster est aussi dit Cycle ossianique, du nom d’Oisín qui en est souvent le conteur. Le personnage présente une affinité particulière avec les cervidés. Le récit de sa naissance l’explique. Lors d’une chasse sur les collines d’Allen, les Fíanna traquent une biche. Bran et Sgeólan se lancent à sa poursuite. Les deux chiens, en raison de la nature humaine de leur mère, […] ont un pouvoir particulier : ils sont capables de différencier un homme métamorphosé d’un véritable animal. Sans blesser la biche, ils s’adonnent plutôt à des jeux autour d’elle. Devant ce fait, Finn ordonne que la biche ne soit pas abattue. Et pour cause, l’animal recouvre sa forme humaine. Il s’agit d’une jeune femme, qui lui explique qu’elle fut transformée ainsi par un sorcier qu’elle a refusé d’épouser […]. Sensible à ses charmes, Finn en fait son épouse. » Leur enfant sera nommé Oisín (« petit cerf »). « Il sera non seulement excellent chasseur, mais est aussi identifié à l’animal lui-même de par la malédiction de sa mère. » Faut-il en déduire que les Irlandais d’avant la christianisation (et même d’après) étaient des animistes voire, dans la mesure où ils s’identifiaient à leur ancêtre animal, des totémistes ? C’est plausible. Tout dépend du statut que l’on confère au récit mythique et à son degré de « métaphoricité » . Même dans ce cadre, remarquons-le, la proximité ontologique de l’animal ne préjuge pas de sa « consommabilité ».
L’intégralité de ce texte, dont je reprendrai un autre extrait prochainement (les fêtes de Noël rendent paresseux) est en libre accès au lien suivant : https://books.openedition.org/cths/9747
* Autre chose, on l'aura compris, que l'ouvrage dont je reprend ici la couverture, paru en 2011.