Gustave Caillebotte, Les jardiniers (détail)
- C’était la fête des morts, l’autre jour. Es-tu passé au cimetière, ne
serait-ce que pour amener quelques fleurs à tes parents et enlever les toiles
d’araignée ?
- Pas besoin, j’ai ma technique. Au lieu de leur amener des fleurs, je
m’occupe de leurs plantes tout au long de l’année. J’élague le laurier de mon
père, je multiplie les bégonias de ma mère… C’est comme ça qu’on
communique. Et si une plante tombe
malade je me sens coupable, comme si leur souvenir, et je dirais même leur
santé, étaient en danger.
J’évoque ce court échange pour annoncer le début d’un séminaire organisé par Valérie Feschet et Gabriele Orlandi (CNRS Université Aix-Marseille) dont je livre ici la problématique :
IDEAS -
Séminaire 2023-2024
Cycle I
Organisation : Valérie Feschet, Gabriele Orlandi
Subjectivation
et bonne vie en anthropologie
Inspiré
par l’ouvrage de Sergio Dalla Bernardina, Faut qu’ça saigne ! (2020),
ce cycle de séminaire invitera aux « extrapolations les plus
hardies » comme l’auteur le fait à propos de la constatation du goût
contemporain pour les animaux taxidermisés, ou leurs substituts symboliques et
artistiques. Selon le cheminement d’une anthropologie conjecturale qui
questionne ce qui se fait de plus paradoxal dans les sociétés modernes
contemporaines, le cycle I du séminaire de l’IDEAS propose de mettre en
résonance différentes explorations hétérogènes qui semblent poser pourtant la
même question : « Que faut-il faire ? ».
Cette
question oblige à conjuguer le temps humain avec l’idée d’éternité,
d’immémorialité, selon une mise en esthétique des « restes » de ce
qui fût : sauver ce qui part à « vau l’eau », donner un nouveau
sens à ce qui n’en a plus mais qui reste là, pérenniser des savoir-faire,
ressusciter les morts, réparer les fautes... Ces actions sont situées dans des
espace-temps singuliers dans lesquelles les sujets combinent des injonctions
plurielles (sans en avoir véritablement la grammaire). Le présent est-il
vivable autrement que dans une dette à l’égard du passé et d’une
responsabilité à l’égard du futur ?
Les
« intentions réparatrices » relatives à l’univers de la chasse comme
invite à y penser Sergio Dalla Bernardina portent aussi sur de nombreuses
autres actions et leurs extensions matérielles, ces artefacts animés incarnés
par des subjectivités plurielles… le défunt, l’animal comme l’autre humain qui
n’est plus là que l’on a tué lors d’une partie de chasse ou bien que l’on
aimerait bien oublié sans oser l’avouer, cette chose dont on ne sait que faire
qui possède et torture celui qui croit la posséder, ce savoir-faire qu’il ne
faut pas perdre, qu’il faut labelliser, ré-inscrire dans le présent quel qu’en
soit le coût… N’est-ce pas une problématique fondamentalement anthropologique
que de penser le passé au futur ? Comment faire pour tout réparer, pour ne
rien oublier ? Et pourquoi ? En partant du constat que toute configuration
sociale élabore des idéaux de conduite, des modèles de bien-être, de
bien-faire, nous proposons dans ce cycle de séminaire de conduire une
anthropologie de ce que nous souhaitons désigner par la notion de « bonne
vie », entendue comme une mise en accord des existants sur l’existant, le
contexte.
Quels
sont les systèmes de légitimation des actes du bien-faire et du bon-goût, ceux
annoncés comme évidents, impérieux, comme les plus incertains et les plus
indécis ? Comment s’expriment les injonctions molles ou péremptoires, ces
petites voies, ces gratifications intimes ou publiques, qui posent comme
nécessaires, éthiques, fondamentales, certaines démarches et postures (les
conduites professionnelles, alimentaires, la mise en mémoire, la gestion des ressources naturelles, les techniques, les relations avec les humains et le
non-humains…) ? Il s’agira d’écouter la pluralité des « voix »,
des injonctions, des argumentaires respectifs en s’attardant sur des objets
apotropaïques (Dalla Bernardina 2020 : 28), bien accrochés aux murs ou
conservés dans les maisons et les musées, sur les processus de labellisation et
de ré-existentialisation.
Ce cycle
de séminaire questionnera plusieurs des fils du programme de recherche de
l’IDEAS, notamment la pluralité des esthétiques et la subjectivation des
actions qui s’y rapportent ; la pluralité des manières de penser et de
faire (agies par d’autres existants), les invitations ou les exhortations
conjecturales à une bonne vie.
Sergio Dalla Bernardina (Professeur émérite à
l’Université de Bretagne Occidentale)
Montrer le mort et vivre heureux. Du bon usage
des reliques.
« Il faut que ça saigne », mais on fait mine
de rien. De nouvelles pratiques, aujourd’hui, donnent en spectacle la mort
animale : on les interprète comme des compensations (on dédommage la
victime transformée en objet d’art) ou comme des actions militantes (on
rend public le martyre et on dénonce les responsables). Limiter l’analyse
à cet ordre de motivations permet de respecter le point de vue des acteurs,
c’est vrai, mais en fermant les yeux sur notre ambiguïté. La scène
sanglante effraie et attire à la fois. Comment l’expliquer ? Les hypothèses ne
manquent pas. Pour le plaisir du jeu, Sergio Dalla Bernardina propose de tester
la conjecture suivante : orphelins du dispositif sacrificiel, nous
cherchons à en reproduire les effets cathartiques par d’autres moyens.
Mots clefs : mort, animalité, ritualité,
esthétisation
Séance 2 : 16 novembre 2023, 14h-16h, MMSH
Valérie Feschet (IDEAS, MMSH, AMU)
« Tout part à vau l’eau » : Retenir l’érosion du temps
“ Gardez la maison ! ». Mais qui parle ? Qui
pleure ? Valérie Feschet propose de documenter et de formaliser le
balancier de la mémoire quand la montagne ruisselle et que le musée parfois
répare les consciences à partir d’un terrain réalisé dans les Alpes de Haute
Provence, dans les plus hauts hameaux encore habités aujourd’hui (Maljasset, La
Rousse, Les Maurels dans la vallée de l’Ubaye). Conjuguer le temps humain avec
une intention de conservation dans le futur de ce qui fut est une injonction
culturelle qui définit bon nombre de sociétés humaines, si ce n’est toutes, chacune
selon un mode opératoire singulier et conjecturel (transmissions orales d’une
mémoire généalogique et/ou incarnation de cette même mémoire dans des artefacts
dont font partie les archives). Les restes médiateurs permettent aux défunts
d’être auprès des vivants et soufflent à l’oreille quelques injonctions diffuses ou péremptoires, quand ce n’est pas
quelques gratifications intimes ou publiques qui posent comme nécessaires
certaines actions de mise en mémoire. A travers une série d’entretiens et de
photographies prises sur trois terrains différents, la pluralité des
« voix » qui participent à la lutte contre l’érosion du temps sera
présentée.
Mots clefs : transmission, généalogie, patrimonialisation,
subjectivation, Alpes
Séance 3 : 23 novembre 2023, 14h-16h, MMSH
Véronique Dassié (UMR Héritages)
« Faut
couper ! » Protéger les forêts pour réparer le monde
Depuis
les années 2000, les forêts font l’objet d’une attention croissante, réactivée
régulièrement par l’actualité médiatique estivale et les incendies. Les
inquiétudes concernant les changements climatiques renforcent l’idée selon
laquelle les forêts sont un bien commun qu’il faut préserver. Dans ce même
contexte se développe aussi la volonté d’utiliser des matériaux durables et des
énergies renouvelables, que le bois alimente. Alors que l’abattage des arbres
devient une question sensible, les besoins en bois ne cessent donc de croître.
La gestion sylvicole est ainsi devenu un point de crispation dès qu’il s’agit
d’envisager la question du « bien faire » pour les forêts. A travers
trois situations dans lesquelles des arbres ont été ou sont abattus
(Versailles, une forêt privée, l’inscription de la futaie régulière de chêne au
PCI), Véronique Dassié questionnera ce qu’il convient de réparer lorsqu’on se préoccupe
du devenir des forêts. La manière dont la notion de catastrophe ou de désastre
y fait sens appelle des réponses contrastées et des lectures patrimoniales
concurrentes. Les enjeux écologiques ne sont pas les seuls mobilisés.
Mots
clefs : catastrophes, engagements, réparations, naturalités, forêts
Séance 4 : 30 novembre 2023, 14h-16h, MMSH
Séance de reprise (mise en perspective avec une étude de cas)
Gabriele Orlandi, IDEAS, MMSH, AMU
« On
ne peut pas laisser les choses comme ça ! » : la forge de la
modernité montagnarde
Entamée dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, la crise des économies pastorales mixtes représente une période de
rupture pour les populations des Alpes occidentales, à tel point qu’encore
aujourd’hui, la déprise agricole et le déclin démographique questionne la
possibilité même de leur existence dans la modernité contemporaine, sinon d’une
manière subalterne. Les enquêtes les plus récentes montrent toutefois que ce
récit est loin de résister à l’épreuve du terrain. Autochtones ou
« néos », des personnes de toute âge et toute profession s’attèlent
–de façon bénévole– à imaginer et
à mettre en œuvre des solutions censées assurer un avenir meilleur aux espaces
de montagne. Quels sont les mobiles de leurs actions ? Comment rendre
compte d’une dépense d’énergie d’une telle ampleur ? À partir d’une enquête
conduite sur les pratiques de labellisation et de régulation économique dans
les Alpes italiennes, Gabriele Orlandi se penchera sur quelques modernisateurs
de la montagne, pour en décrire les profils et les trajectoires, et ainsi faire
émerger les passions qui les animent.
Mots clefs : modernité, labellisation, Alpes, bénévolat