Gustave Doré : La grand-mère du Petit Chaperon Rouge se faisant passer pour un loup.
Dans l'univers des amis des
animaux il y a vraiment de tout : des gens tout à fait normaux (la majorité, je
crois), des gentils anarchistes, des philanthropes, des utopistes, mais aussi
des opportunistes, des petits sadiques reconvertis (ce n'est pas moi qui le
dis, c'est Freud) et - ce sont les pires - des
moralistes, ceux qui ont remplacé
l'intégrisme religieux par des formes tout aussi obtuses d'intégrisme laïque.
Je dédie à ces derniers ce morceau jubilatoire d'Umberto Eco, penseur subtil et
iconoclaste qui vient de nous quitter.
Comment réécrire le Petit Chaperon rouge
Les diktats du « politically correct », on
le sait, ont amené à réécrire jusqu’aux fables traditionnelles, afin qu’elles
ne contiennent aucune allusion à aucun type d’infériorité ni ne lèsent aucun
droit d’aucune minorité, y compris les sept nains, appelés désormais
« adultes de taille non standardisée ». En vertu de ces exigences, je
me suis amusé à revisiter Le Petit
Chaperon Rouge, en respectant très scrupuleusement l’ensemble des choix
religieux, politiques ou sexuels. Pour que l’his¬toire se déroule dans un
climat politiquement correct, je l’ai située aux États-Unis, par ailleurs
riches en forêts habitées par des animaux sauvages.
Donc, le Petit Chaperon Rouge est un être humain qui heureusement n’a pas
atteint l’âge de l’adolescence et qui par un beau matin s’aventure dans le
bois, où il ne ramasse ni champignons ni fraises car il appartient à l’APLDDLN,
Association Pour La Défense De La Nature. Notre fillette est juste impatiente
de rencontrer des loups, étant membre de l’APLITEEALMA, Asso¬ciation Pour
L’Interaction Totale Et Égalitaire Avec Le Monde Animal. Par bonheur, elle
rencontre un loup inscrit à l’ADAH, Association Des Animaux Hommo-sexuels,
laquelle encourage les rapports sexuels libres entre animaux et membres du
genre humain.
Ils se donnent rendez-vous au motel le plus proche, où le loup va l’attendre,
se préparant à l’accouplement, vêtu d’une somptueuse robe de chambre. Mais,
tapie dans l’ombre, veillait Mère-Grand. Nous tairons les associations dont
l’aïeule du Petit Chaperon Rouge est membre, sachez seulement qu’elle est pour
la pédophilie, l’inceste, le cannibalisme, et non végétarienne de surcroît.
Impatiente de s’unir à sa très jeune petite-fille, Mère-Grand se rend au motel,
dévore le loup et prend son apparence, car elle est aussi membre du CAI, Caucus
of Animal Impersonators.
Le Petit Chaperon Rouge, emplie de désir, arrive, marche vers la chambre
nuptiale où elle croit que le loup l’attend, mais elle tombe nez à nez avec
Mère-Grand qui aussitôt abuse d’elle et la boulotte. Toute¬fois, elle l’avale
tout rond car, j’ai oublié de le dire, l’ancêtre appartient à une association
religieuse, hygié¬niste et diététique, laquelle énonce que c’est péché et pas
casher de mâcher des substances animales et ordonne donc de les avaler tout
rond, chose qui ne me semble pas plus incroyable que de prescrire
l’infibulation ou de proscrire les transfusions sanguines.
Tandis que le Petit Chaperon Rouge gît dans les vis¬cères de sa grand-mère,
survient le Non-Chasseur. Membre d’une association d’écologistes radicaux
imposant de tuer les humains qui mangent de la chair animale, il est aussi
affilié - son rôle humanitaire l’exige - à la NRA, la National Rifle
Association, laquelle se fonde sur un amendement de la Constitution
(interprétable de manière très souple) qui autorise tout citoyen à détenir une
arme. Ayant identifié sa cible - la grand-mère dévoreuse de loups et donc non
res¬pectueuse de la vie animale - le Non-Chasseur tire, la tue puis la pourfend
(il milite en effet dans une asso¬ciation pour l’incitation au don d’organes),
et voilà que le Petit Chaperon Rouge sort sain et sauf du ventre ancestral. Le
loup aussi, je suppose, mais en ce qui concerne mon histoire, il est hors jeu.
La maman, heureuse, embrasse son enfant et s’em¬ploie à lui faire oublier cette
triste mésaventure en lui assurant un futur lumineux. En effet, le Non-Chasseur
présente une émission animalière très populaire contre la chasse, et l’on sait
combien les mères sont emplies d’espoir lorsqu’elles mènent leurs filles
prépubères aux animateurs télé afin que se nouent entre eux des liens
d’affectueuse amitié, présages d’engagements à coups de milliards.
Cependant, le Non-Chasseur, dont on a déjà esquissé la forte trempe morale,
refuse d’entrer en relation amoureuse avec le Petit Chaperon Rouge, car c’est
en réalité un gay compagnon de Robin des Bois.
Très fâchées, mère et fille se rappellent que, tandis qu’il trucidait Mère-Grand,
le Non-Chasseur fumait la pipe. Elles le dénoncent donc aux autorités publiques
pour tabagisme, incitation au vice, pollution de l’envi¬ronnement,
dissémination d’agents cancérigènes et, par conséquent, tentative de massacre.
La peine de mort étant toujours en vigueur dans cet Etat, le Non-Chasseur est
condamné à la chaise élec¬trique. Le Pape adresse un vibrant appel mais il
l’en¬voie via les Postes italiennes si bien qu’il arrive avec plusieurs mois de
retard. Par ailleurs, les décharges électriques ne polluant pas l’atmosphère,
personne ne se mêle de protester. Le Non-Chasseur mourut et tout le monde (les
autres) vécut très heureux. (1996)
Umberto Eco in Comment voyager avec
un saumon, Livre de Poche, 1992, pp. 173-174.