lundi 31 octobre 2022

Gaités parisiennes (autour des identités ethniques)

Henri de Toulouse- Lautrec (1864-1901). À La mie

Comme le rappelle Fredrik Barth, l’identité ethnique n’est pas substantielle. Il s'agit d'une construction sociale et on la construit par rapport aux autres*.

Je viens d’écouter une chanson qui dit : « Tu étais gai comme un Franchouillard quand il sait qu’il y aura de l’amour et du pinard ». C’est bien vu, je me dis, mais ça ne ratisse pas assez large.

* Ethnic Groups and Boundaries: The social organization of culture difference, 1969, Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, Londres, George Allen & Uwin.

samedi 29 octobre 2022

Les pêcheurs.euses de la jetée (2). (Du poisson et du sang).

 

Pêcheuse à Brest (mon cliché)

(Suite) Sur la jetée il y a des femmes qui pêchent, ce qui ne devrait pas m’étonner. Même chez les chasseurs, proportionnellement, le nombre de femmes augmente. En les observant de loin, je pense néanmoins aux études d’Alain Testart  sur l'interdit de verser le sang imposé aux femmes dans les sociétés traditionnelles (il généralise beaucoup)*. Oui, mais tout ça est très loin, et le sang des poissons  ne se remarque pas trop. Sur le plan symbolique, de ce point de vue, on peut  hameçonner le palais d'une dorade sans enfreindre le tabou. Et le thon alors, qui teint de rouge, avec son sang copieux,  les surfaces marines  où il est traqué et harponné ?**

C’est vrai, le thon … et ben … pour confirmer le schéma proposé par Testart, il faudrait tomber sur la règle suivante : les femmes aussi  peuvent  pêcher le thon, mais au filet ***.

*Alain Testart, L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris, Gallimard, 2014

** Pour ne pas parler des globicéphales. Dans mon billet du 6 mai 2021 je commente le traitement médiatique de leur pêche/spectacle dans les  îles Féroé,  qui attire tous les ans des centaines de journalistes à la fois joyeux (pour le « scoop ») et très indignés.

 ** Le monde change, certes, mais les grands schémas d’organisation de la pensée symbolique n’évoluent pas à la même vitesse, et c’est toujours amusant d'essayer leur pertinence ou leur inadéquation sur les nouvelles manifestations de la  contemporanéité.


(À suivre).

jeudi 27 octobre 2022

Les pêcheurs de la jetée (1)

 

 La jetée du port de Commerce. J'ai pris cette photo il y a une semaine

 

Brest. On pêche, sur la jetée.  Et on y pêche même un peu plus que d’habitude, il me semble. Pourquoi ?  La crise économique ? L’envie de plein air  qui fait suite au Covid ? La typologie des pêcheurs est très disparate. Pêcheurs de vieille date, habitués du port. Pêcheurs sportifs. Pêcheurs moins sportifs en voie de clochardisation. Étudiants.  Adeptes de la décroissance et de l’autarcie alimentaire. Immigrés tout récents. Il y a quelques femmes. Et même – ce qui m’étonne un peu - des femmes voilées. L’ambiance est sereine, on dirait.

(À suivre).

mardi 25 octobre 2022

La nature sauvage, ses clients et ses protecteurs

Raphaël Juan-Bouysset, Conservateur de la Bibliothèque de Maisons-Laffitte, et moi même

 

Victor Segalen détestait les romanciers « exotisants » qui, à son époque, géraient le discours sur l’altérité. En leur reprochant  de brader l’altérité, il  les appelait les Proxénètes de la Sensation du Divers.

Aujourd’hui, au nom de la protection du vivant et du développement durable, on invite les gens, même ceux qui n’éprouveraient spontanément  aucun attrait pour le « sauvage »,  à se rendre dans les bois pour faire du bien (sauver des animaux qui n’ont rien demandé, surprendre les cerfs dans leur intimité, simuler le dialogue avec les ours et les loups, se féliciter avec les aigles, encourager les gypaètes,  consoler les chauves-souris …). Incités à la consommation de masse des espaces verts, les destinataires  de cette propagande (une propagande ambigüe, éthico-scientifico-sportivo-commerciale), quittent les villes et se dispersent dans le Wild. Ce faisant, ils profanent la nature qu’ils croient sanctifier.

Pour ces raisons, je suggère de  qualifier leurs instigateurs,  les actuels détenteurs du discours légitime sur le rapport au « sauvage », de Proxénètes du Sentiment de la Nature.

J’en parlais déjà dans L’utopie de la nature, chasseurs, écologistes, touristes (IMAGO, 1996 - tiré de ma thèse qui s’appelait : La nature sauvage et ses consommateurs : des stéréotypes du récit de chasse aux lieux communs de la prose écologiste).

J’ai repris ce thème tout récemment et je le développe  dans le cadre d’une conférence à la bibliothèque de Maison-Laffitte. Voici le lien : 

https://www.youtube.com/watch?v=lWEg_cW7oxo

dimanche 23 octobre 2022

Birds (autour de la « zoopoétique »)

 


Vol d'étourneaux  (17 Novembre 2020 mon cliché) 
 
Je regarde une poule, je me laisse transporter et, pendant un moment, je le deviens. Ah non, si c'est comme ça, alors il vaut mieux que je regarde autre chose. Un albatros, par exemple, ou un rossignol.

L’année passée, dans notre séminaire qui va bientôt redémarrer, Anne Simon nous a parlé de la zoopoétique : « Les vivants sont tous "empêtrés dans des histoires". Récusant une pensée de la disjonction irrémédiable entre le langage et la vie, la zoopoétique restitue la diversité des actions et des comportements qui engagent les bêtes, de la plus infime à la  plus impressionnante, de la plus familière à la plus étrangère, dans des formes multiples d’expressivité. Les bêtes, charnelles et réelles, non l’animal». *

C’est le rêve des anthropologues, finalement :  restituer l’expérience du Divers, comme le dirait Victor Segalen**,  dans son immédiateté. Le mouvement de l’Autre, son style, sa manière d’être au monde organisent mes émotions, rythment mes phrases,  instruisent mon vocabulaire.

J’ai trouvé un exemple admirable de zoopoétique  chez Luigi Trucillo, un poète italien. Sa collection de poèmes qui s’appelle Birds*** est une sorte d’arche de Noé pour ornithologues. Toute l'avifaune  y est représentée ou presque, de l’oiseau du Paradis (Diphyllodes respublica) à l’humble moineau de trottoir (Passer domesticus), de la Sterne de Forster (Sterna forsteri) à l’alouette (Alauda arvensis), du  Boeing à Titti.

Voici juste deux courts  exemples que je ne prétends pas traduire. Au lecteur français le plaisir du décryptage :

Chardonneret (Carduelis carduelis)

Sul cedro

la nota che sale

dal petto

sconfina in un nuovo territorio :

i suoni rubati

per l’apprendimento del canto

cristallizzano la corteccia del cervello

come un sussurro arboreo.

°°°°°°

Stormo

Onde di movimento.

Direzioni e distanze imitate

in un millesimo

Sprazzi improvvisi

come le maglie interagenti della rete

di una mente collettiva

Insight delle molecole …

 

*Anne Simon, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Paris, Wildproject, 2021, p. 63

** Un Divers qui ne l'est pas tant  que ça, finalement,  

*** Luigi Trucillo, Birds, Macerata, Giometti & Antonello, 2022

vendredi 21 octobre 2022

Chasse et ruralité (serrons-nous la main).

 


Je ne me lasserai jamais de le rappeler, je n’ai rien contre les chasseurs, loin de là. Cela ne m’empêche pas de remarquer chez leurs représentants, comme le dirait Lucien Lévy-Bruhl, une certaine résistance au principe de non-contradiction.  Je lis un article dans la revue Chassons consacré à Willy Schraen (président de la Fédération Nationale des Chasseurs que je trouve encore  plus fabuleux que Gaston Fébus). Il s'est déplacé dans le Sud, je cite, « pour soutenir les six ruraux, dont Jean-Luc Fernandez, président de la Fédération Départementale des Chasseurs de l’Ariège (FDC 09), qui étaient jugés par le tribunal judiciaire pour s’être opposés aux extrémistes écolos et aux associations pro-ours en mai 2018 ».

« Si le patron des chasseurs a tout d’abord souligné l’absurdité des poursuites à l’encontre de ces six ruraux qui n’ont fait que défendre pacifiquement leurs convictions « dans un pays où l’on sort plus facilement une kalashnikov qu’une main de sa poche pour en serrer une autre », il a tenu à affirmer les liens « familiaux » qui unissent les acteurs de la ruralité dans la défense de nos valeurs et de nos traditions ».

 

L’article est entouré par une image publicitaire qui nous montre un chasseur tout à fait différent des personnages joviaux,  garants des traditions ancestrales, de « nos valeurs » et de la ruralité, défendus par Shraen. Pour en savoir plus, je clique sur l’icône publicitaire sur la droite. Voilà ce qui apparaît : 

 

Ce n’est pas un kalashnikov, c’est vrai.   Ça doit être le fusil du père de Marcel Pagnol pour la chasse aux bartavelles.

mercredi 19 octobre 2022

Vive la cause (la cause c’est moi et je vaux bien un van Gogh)

 


Un des invités du séminaire De l’humain animalisé à l’animal humanisé qui débutera le 14 novembre prochain, nous parlera de la notion de « vivant ». J’y pense à propos d’une phrase que j’ai lue tout récemment je ne sais plus où : «  Notre pays crève d’être géré par des gens qui ne comprennent rien, mais vraiment rien, au vivant ». Dans sa solennité, cette formule  peut paraitre prétentieuse (son auteur semble se prendre pour  Darwin, ou pour le Maître des animaux) mais elle n’est pas inintéressante. Elle nous rappelle que la notion de « vivant » est complexe et que, en son nom, on peut dire et faire pas mal de bêtises.  C’est au nom du vivant, par exemple, que des jeunes doués d'un remarquable sens de la communication ont porté atteinte aux Tournesols de van Gogh. Une belle trouvaille publicitaire, au bout du compte, vu que l'œuvre, protégée par une vitre, n'a subi aucune dégradation. Ce qui inquiète, est la réaction de ceux qui ont manifesté leur enthousiasme tout en pensant que le tableau avait vraiment été endommagé. Une attitude de Taliban, m'a-t-on fait noter. Je partage ce point de vue.  

dimanche 16 octobre 2022

Biodiversité et développement durable


Peut-on dire d’une plante qu’elle est glauque ? On a le droit,  mais  c’est  discriminatoire. Autre question : est-ce le contexte qui rend glauque une plante ou la plante qui rend glauque le contexte ? J’y pense à un arrêt de train, dans la banlieue parisienne, en regardant des buddleias en train de proliférer. Comme je le documentais dans mon billet du 24 août elles se répandent partout, même dans les hauteurs alpines.

Ce n’est pas bon pour la biodiversité mais c’est du  développement durable.

vendredi 14 octobre 2022

Cannibalismes d’hier et d’aujourd’hui

 

Giuseppe Arcimboldo, L"automne (1753)

 

On n’arrête pas le progrès. J’ai lu dans le Corriere della Sera  que prochainement, aux États-Unis, on aura le droit de disperser les cendres de ses proches sur le potager en guise de fertilisant.  C'est un bel exemple d'économie circulaire, et en plus c’est BIO.

mercredi 12 octobre 2022

Mon caniche est plus standard que le tien. Eugénisme et tauromachie

 


 

Je tombe sur un entretien qui circule sur Twitter : d’un côté  Madame Anne Stambach-Terrenoir, Députée de la 2e circonscription de Haute-Garonne (La France insoumise), de l’autre Frédéric Saumade, anthropologue spécialiste de la tauromachie.  Pour mettre la corrida en perspective, Saumade cherche à rappeler l’existence d’autres formes de violence, moins visibles,  inhérentes à la domestication.  « Toute forme d’exploitation de l’animal est douloureuse, dit-il. Pour dresser un cheval il faut bien lui faire mal ». Et après il évoque un aspect qui échappe à la perception courante (nos avons tendance à refouler ce qui nous dérange) : « Mais également … les petits caniches d’appartement des gens qui sont parfois des militants de l’abolition des corridas, ils sont eux mêmes … ils sont enfermés, déjà.  Et puis, en suite,  pour sélectionner, il faut bien sélectionner des races qui donnent les chiens en question, et pour sélectionner il faut éliminer, il faut tuer les animaux qui dans les portées ne correspondent pas ». 

Certes, l'arrière-plan macabre qui ternit la joie de posséder un caniche ( un  « rescapé », donc ) ne justifie pas la corrida. Et les deux réalités ne sont pas comparables : d’un côté on élimine des bestioles en cachette tout en regrettant, éventuellement, cette triste nécessité. De l’autre on met la mort au premier plan et on la savoure*. Ce n’est pas comparable, mais rappeler ces deux manières de se rapporter à la mort animale n’est pas inintéressant**.

 

* Je simplifie, bien entendu, en reprenant les arguments des opposants à cette pratique controversée.  On savoure une mise à mort comme chez les amateurs de documentaires sanglants  consacrés à la vie des grands prédateurs. Sur l'ambiguïté des motivations des "dénonciateurs de violence" je renvoie à mon article : « Le show animalitaire, mises en scène de la souffrance animale », in (sous la direction d’Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud). La forme spectacle, Paris, 2018, Editions de l’EHESS,  https://books.openedition.org/editionsehess/21551?lang=fr

**Cela dit, pour être franc, je n’ai aucune envie d’assister à une corrida.


 


lundi 10 octobre 2022

Cherchez la femme (autour des frontières ontologiques et de leur porosité).


 

Pierre Klossowski. Diane et Actéon (Détail).*

 

Un des thèmes qui traversent l’ensemble de mes études sur la chasse, et ceci depuis mon premier article, est celui de la proie anthropomorphisée. La chasse comme conquête/mise à mort d’un Autre déguisé en animal.  Dans L’utopie de la nature je cite Hemingway qui compare l'antilope qu'il vient de tuer à une danseuse. Une danseuse qui n'a pas de pattes, bien évidemment, mais des jambes**. Dans les récits de chasse et dans les témoignages iconographiques, l'association mâle=rival, femelle=femme est assez fréquente***.  J’en ai trouvé un exemple tout frais dans les propos d’un responsable de la gestion faunistique dans les Alpes Orientales. « Nous devrons augmenter les prélèvements des cerfs », déclare-t-il, « le pourcentage des abattages de cette saison est bon, mais selon les premières données que nous avons recueillies il semble que nous devrons augmenter les prélèvements de femmes et de petits. Il faut protéger les mâles parce que les adultes sont peu nombreux »****. Il dit bien « femmes » et non pas « femelles ». Un lapsus, certes, renvoyant à  un imaginaire qui va bien au-delà de l’univers des chasseurs.

 

* Le cerf et, sur le fond, le Cervin.

** L’utopie de la nature. Chasseurs, écologistes, touristes, Paris, Imago, 1996.

*** Plus récemment, j’ai abordé cette problématique dans : "Sur qui tire le chasseur ? Jouissances dans les bois", Terrain n. 67, pp. 168-185, 2017

**** https://corrierealpi.gelocal.it/belluno/cronaca/2020/02/10/news/triplicato-il-numero-di-cervi-e-caprioli-1.38447411. L'auteur du lapsus pourrait être le journaliste, par ailleurs  ...
«Dovremo aumentare i prelievi del cervo» (…). «La percentuale di abbattimenti di questa stagione venatoria è buona, ma dai primi dati che abbiamo sembra dovremo aumentare i prelievi di donne e cuccioli. I maschi vanno tutelati perché quelli adulti sono pochi» : 


samedi 8 octobre 2022

La mémoire des lieux (exposer aux abattoirs)



 

J’entends à la radio : « Niki de Saint-Phalle, l'artiste franco-américaine exposée aux Abattoirs, Musée - Frac Occitanie de Toulouse ». Je  pense aux abattoirs recyclés, ils en a pas mal. Ceux de Paris, par exemple, à La Villette, transformés avec succès en  espace récréatif et culturel.  Je pense aussi aux anciens abattoirs du  Testaccio, à Rome. Aujourd’hui on y enseigne  les « musiques populaires »  et notamment le jazz.

Est-ce que les animaux ont une âme ?  La controverse a animé l'Église pendant des siècles entiers. Et est-ce que ces âmes, éventuellement,  fréquentent les endroits où on les a séparées des corps ?  Ce serait gênant.

jeudi 6 octobre 2022

Masculin/féminin, ce qui compte c'est d’être alpha (peu importe le genre).

Modeste coyote s'interrogeant sur sa place dans la hiérarchie  et sur sa durée.

L’actualité me donne envie d’évoquer un passage de Faut que ça saigne!* où je commente la fascination pour (et l'identification avec) les chefs de meute :

« Les stars que l’on croise aujourd’hui dans la verdure  ne sont plus les mêmes, mais leur vision, leur contact, sont tout  aussi édifiants. En croisant leur regard, en marchant sur leurs mêmes pas, en respirant le même air embaumé, on partage une partie de leur grandeur et on en sort grandi. Le rêve, ce serait de  les prendre en photo (un selfie ce serait encore mieux). Autrefois, les stars à immortaliser étaient Jacques Anquetil au Puy de Dôme ou Roger Vadim à Saint Tropez. Maintenant c’est la femelle Alpha au parc de Yellowstone :

« Elle a surgi sur la piste, vers les Gibbon Meadows, souveraine, blanche sur la neige blanche, elle a marché lentement droit sur notre snow-coach, nous a d’abord superbement ignorés, puis nous a fixés, le regard calme, avant de s’éloigner vers la rivière en s’arrêtant de temps en temps pour hurler. C’est “the Alpha female of the Canyon pack”, elle est entièrement blanche, magnifique ! (…) » (Cécile, membre du Cécile du forum Sunset), « Ma rencontre avec Alpha, la louve blanche de Yellowstone », 22 avril 2017, https://www.sunsetbld.com/blog/rencontre-alpha-louve-blanche-yellowstone/).  

S’il faut rencontrer un loup, tant qu’à  choisir, on préfère un chef de meute. Mais les autres feront aussi l’affaire. C’est toujours mieux que de simples coyotes :

« Je me demandais avant de partir comment différencier un loup d’un coyote : maintenant, je n’ai plus aucun doute ! Le loup est grand, noble, d’un port altier, blanc, gris ou noir, il garde la tête haute ; le coyote, plus petit, la tête plus basse, la queue relevée, de couleur plus chaude, orangée, se rapproche beaucoup plus de nos chiens. Surtout, on ne ressent pas les mêmes émotions quand on le croise ». (ibid.)*

Face à des louves alpha, je me sens un pitoyable coyote. Pire encore, un coyote omicron.

* Faut qu’ça saigne! Écologie, religion, sacrifice, Éd. Dépaysage, 2020

mardi 4 octobre 2022

Birdologismes (toujours autour de certains goélands).

Jumelles pour regarder Maurice de loin, lorsqu'il se sera fâché
 
On m’a fait remarquer ma méchanceté vis-à-vis de Maurice. À chaque fois que j’en parle, dernièrement, c’est sur un ton désabusé. Je le reconnais et je m’étonne de moi-même. Je cherche une justification en me disant que l’angélisme des récits animaliers m'exaspère. Il faut bien garder un minimum de sens critique. Je précise par ailleurs que je prends très  au sérieux les découvertes récentes de l’éthologie : les animaux  ont une personnalité, une conscience, une morale. C’est pourquoi je me permets de faire la part entre les animaux qui me sont sympathiques et ceux qui s'éloignent de ma sensibilité*. Et je fais la même chose dans ma pratique professionnelle,  en revendiquant le droit (pour moi et pour les gens que j'observe et qui m'observent à leur tour) à l’exercice d’une « misanthropologie militante » **. Je ne suis pas Jésus.  Et mes interlocuteurs non plus. Nous avons  le droit de nous aimer, c'est sûr, mais aussi de nous détester mutuellement.

Avec ses gesticulations de catcheur  Maurice me fatigue un peu. Mais je ne le déteste pas. En gardant les distances  je cherche à le préserver du regard paternaliste que je reproche à certains  amis des animaux ainsi qu'à certains ethnologues.


*  Ce «doberman ailé», par exemple,  qui m'a écorché un doigt pour phagocyter le morceau de pain que j'étais en train de lui offrir (autrement dit, c'est lui qui a commencé. Voici un bel exemple de "Comédie de l'innocence").

** Voir, à ce propos, le chapitre  « Zoophiles et ethnophiles. L’amitié homme-animal comme modèle de subordination », Dans mon ouvrage L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux. Paris, Métailié, 2006, p. 53-77.


dimanche 2 octobre 2022

Montre-moi ce que je dois désirer (à propos de la nature sauvage et de ses usagers)


Horace Bénédict de Saussure, 1740-1799

Comme on le sait, on doit à René Girard la notion de « Médiateur de prestige ». Lorsque j’ai pris connaissance de sa théorie fascinante j’ai tout de suite compris à quel point elle pouvait être utile pour expliquer l’engouement croissant pour la nature qui atteint aujourd’hui des proportions inquiétantes. Elle rend compte de ce phénomène non pas du point de vue des besoins individuels (qui sont évidents, bien entendu, on en a tous marre de vivre enfermés dans les villes), mais du point de vue des dynamiques sociales. Je résumerai la chose sur un mode caricatural : si, vers la fin du XIXème siècle,   même les « naturophobes » (ceux qui étaient fiers de ne pas transpirer dans les bois, se salir dans le boue et renifler la chlorophylle)  se sont mis à aimer la nature, c’est pour imiter les élites.  J’ai commencé à en parler dans l’Utopie de la nature*, j’ai développé cette idée sur le plan ethnographique dans un article consacré au braconnage en Corse que j’espère republier bientôt*. Je retrouve une trace consistante de ce même raisonnement dans mon article  « Les voluptés du plein air, passions ordinaires et passions distinguées »** dont je cite un extrait :  

« Si l’on convoite un objet, nous rappelle Girard, c’est très souvent parce qu’un médiateur de prestige l’a désiré avant nous. Son désir nous l’a désigné. Autrement dit, pour la  plupart d’entre nous, sans la médiation des rares amateurs « spontanés » (les Jacqueline de Romilly et Peter Handke et, avant eux, les Jean-Jacques Rousseau, Johan W. von Goethe, Horace B. de Saussure …) la nature sauvage serait restée une « non-valeur » et donc, voici le paradoxe, elle aurait eu quelque chance supplémentaire de rester sauvage. C’est justement à cet amour-vanité que nous fait penser la presse récente consacrée aux randonnées dans le sud de la France. « Montagne de Lure, la patrie de Jean Giono », lisons-nous dans l’hebdomadaire Terres provençales, consacré aux balades en Provence.  Et juste avant « Sainte-Victoire, la montagne d’un peintre » ; « Les corniches du Cap Dramont (…) Charles Trenet a dû passer par là » ; « Aubagne, au pays de Pagnol ». Autrement dit : s’il n’y avait pas eu Pagnol, on n’aurait eu aucune raison de passer par Aubagne. Bref, tout laisserait entrevoir, derrière la prolifération des vocations naturalistes, des besoins induits, plus proches de l’amour vanité que de la véritable passion. Et cela, au sein d’un processus singulier qui fait coïncider exploitation intensive des espaces sauvages, intérêt économique et bonne conscience » p.388-389.

 

* L’Utopie de la nature. Chasseurs, écologistes, touristes, Paris, Imago, 1996

** “Pas légal mais presque. Autochtonie et droit de chasse dans le discours sur le braconnage en Haute-Corse“, in La chasse en Corse, Ajaccio, P.N.R.C., 1996 (pour des raisons que je ne vais pas expliquer ici je tiens à souligner sa date de publication).

*** "Les voluptés du plein-air. Passions ordinaires et passions distinguées, In (C.Bromberger éd.) Les passions ordinaires, Paris, Bayard, 1998.

samedi 1 octobre 2022

Les pêcheurs de la jetée (3). Une pratique interclassiste ?

 

"Puis-je prendre une photo?" ." Allez-y". "Merci" . J'ai juste accentué  l'ambiance sépia.

(Suite) Sur la jetée, les pêcheurs se frôlent mais ne se ressemblent pas forcément. Je cherche à m’imaginer la vie de ceux qui -  il y en a sûrement quelques uns -  comptent sur la capture d’un maquereau  ou d’une aiguillette, avec son long bec et son corps de serpent, pour assurer leur repas du soir. Ils semblent patients et concentrés, l’air nonchalant comme si leur nervosité éventuelle risquait de se transmettre aux poissons par le fil de la canne à pêche. Ils côtoient d’autres pêcheurs, à l’apparence tout aussi cool,  dont les objectifs, manifestement, sont d’ordre ludico-sportif.