jeudi 29 septembre 2022

Goélands de septembre


 

Ça fait un moment que je ne parle plus de Maurice. Que devient-il ? Je ne saurais pas dire. Il y a toujours un goéland  à la fenêtre. Est-ce lui ?  Le Maurice d’avant, lors de nos dernières rencontres,  haussait la voix et criait au scandale : « Sur ce balcon, il faut que tout le monde le sache ... précisément sur ce balcon situé dans la rue etc. au numéro etc. que je fréquente depuis un long moment, on ne me donne plus rien à manger. On me laisse crever de faim ! C’est inadmissible ! ».  Ce Maurice-ci, en revanche, adopte une stratégie misérabiliste. Il s’aplatit comme une sole et  chuchote : « Laisse-moi devenir l’ombre de ton chien ».  Je lui file quelque chose, juste pour le faire partir, mais je trouve que c'est du chantage affectif.

Je le fais à contrecœur, par ailleurs, parce que je sais que la Mairie de Brest ne serait pas d’accord.

mardi 27 septembre 2022

La gloire de son père. Des faisans à la Foire Saint-Michel

 

 

À la Foire Saint-Michel j’ai vu une fouine empaillée, et la tête d’un chevreuil, et celle d’un chevrillard (deux petits bois à peine visibles mais prometteurs). Il y en a tous les ans, plus ou moins plumés, rarement en bon état. Et après j’ai vu un faisan. Ça, c’est plus rare. C’est comme taxidermiser un poulet ou presque. Mais autrefois, chez certains chasseurs (de lapins, par exemple)  c’était différent. J’imagine  la scène : « Regardez ce que j’ai pris cette fois : un faisan. Et avec toute sa queue, bien entière, impeccable ». « Venez voir, papa a pris un faisan ». « Papa a pris un faisan ? J’y crois pas, montre ! ». « Touche pas, je vais le faire empailler ! »

dimanche 25 septembre 2022

Les mots et les choses (l’importance de s’appeler cabri)

  


Il Parmigianino ( 1503 - 1540 ). Trois chevreaux devant une barrière

Je viens de participer à la soutenance d’un  Master consacré aux néo-éleveurs ardéchois*. J‘y ai appris beaucoup de choses. Achetés à la ferme, les fromages produits par ces enthousiastes du plein air et du retour à la terre coûtent seulement 1,20 euros la pièce. Un chevreau vendu à l’engraisseur (lorsqu’il y en a trop il faut bien les dispatcher quelque part) vaut entre un et deux euros. Avec moins de dix euros, vous pouvez donc ramener à la maison 5 adorables animaux de compagnie. Très axé sur le quantitatif, l'engraisseur  traite ces petits avec légèreté, pour dire les choses gentiment.

À la fin de la cérémonie nous nous sommes penchés sur un mystère. Contrairement aux Espagnols, au Grecs et aux Italiens, les Français hésitent à manger du chevreau. Pour quelle raison ? Est-il trop joli ? Est-il trop puant ?**. Pour le commercialiser, en tout cas, on a trouvé une solution. Au lieu de l’appeler chevreau on l’appelle cabri. On le vend plus facilement et on le mange plus volontiers.

 

*EHESS, Camille Obadic Da Costa e Silva: Éleveurs caprins spécialisés fromagers en Ardèche : l’imbrication parfois complexe entre leur idéologie et la mise en place d’un système d’élevage respectant ces idéaux. (Carole Ferret a dirigé le mémoire).

** Le père du chevreau,  le bouc, à une piètre réputation olfactive.

mercredi 21 septembre 2022

BorderLine. Gardons la distance




Au mois de juillet, à distance  et en toussant un peu, j’ai participé avec liesse à la rencontre que  la Mission Agrobiosciences-Inrae et le Quai des Savoirs ont consacrée aux relations difficiles que nous entretenons avec les autres espèces.  La question était bien posée : où placer ces bestioles qui pullulent partout alors que nous, les humains, nous avons tout colonisé ? Et comment garder la bonne distance? En suivant le débat j’ai appris plein de choses :  par exemple que les macaques rhésus, en s’adaptant à la vie urbaine,  deviennent des maîtres chanteurs (rien de plus humain, finalement). J’ai appris également que ces mêmes macaques ne se comporteraient pas comme ça s’il n’y avait pas les touristes qui donnent le mauvais exemple et altèrent leur comportement typique (c'est comme  chez les habitants des Alpes, Heidi et compagnie,  qui avec l'arrivée des vacanciers sont devenus méconnaissables).  J’ai appris aussi que les ours des Pyrénées posent des problèmes complexes (dans la région de Trente, en revanche,  ils posent des problemi complessi). Je connais finalement le sens des peintures rupestres qui, jusqu’ici, était resté énigmatique.

Je fais le pitre, bien entendu, juste pour ne pas sombrer dans l’académisme et respecter l'esprit de ce blog. Si vous voulez savoir ce qui s’est  vraiment dit, et je vous le conseille, vous n’avez qu’à cliquer sur le lien suivant: 

 

https://www.agrobiosciences.org/animal-116/article/borderline-humains-et-animaux-sauvages-eviter-les-lieux-communs?var_mode=calcul

 

lundi 19 septembre 2022

Au nom de la science. Sandrine Rousseau et le barbecue


Theodore de Bry (1528-1598). Anthropophages brésiliens.

 

Je reviens sur la polémique déclenchée par Sandrine Rousseau, députée de Europe Écologie Les Verts, à propos des hommes qui aiment  se prendre en photo pendant qu’ils gèrent le barbecue de famille  (ce n’est pas du Robert Doisneau, c’est vrai, c'est de l' « art moyen », comme le dirait Bourdieu). Pour commenter cet usage pittoresque Sandrine Rousseau mobilise des formules solennelles : « rapport de domination » « système de consommation » « réflexes identitaires ». Ça fait très sérieux et très scientifique. Et d’ailleurs, dit-elle,  « toutes les études scientifiques démontrent que … ». Elles démontrent quoi, au juste ?  Que le stéréotype existe, d'accord. Mais l’association viande/virilité n’est pas une invention capitaliste. Elle n'est même pas forcément une trouvaille phallocratique. Elle répond à une logique symbolique qui dépasse les clivages sexuels. Il y a de fortes raisons de croire que les femmes  des sociétés non-modernes tenaient à la virilité de leurs conjoints et qu’elles partageaient toute une série de croyances autour des aliments susceptibles de la préserver*.

Dans le discours de la députée il y a une diabolisation sournoise des mangeurs de grillades :  par leur voracité de viandards, ils marquent une asymétrie sociale (« Les grands mangeurs de viande c’est nous  les mecs,  et on y tient … »). Leur position hégémonique derrière le barbecue  implique aussi une responsabilité morale,   celle des millions d'innocents fournissant la matière pour leurs festins priapiques. Les études anthropologiques menées chez les chasseurs-cueilleurs (célèbre, à ce sujet, la contribution d’Alain Testart**), montrent que si les femmes ne chassaient pas (elles le faisaient, en fait, mais en se limitant à certaines techniques et en respectant des tabous), elles s’occupaient largement de la préparation du gibier qu’elles dégustaient, joyeuses et reconnaissantes, à côté de leurs compagnons.

Par rapport à la mort de l’animal, hommes et femmes étaient en fait complices. Ils collaboraient, comme c’est souvent le cas encore aujourd’hui dans plusieurs domaines (celui de la sexualité par exemple) ***. 


* Pas toutes, d'accord.

**Alain Testart, L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail Paris, Éditions Gallimard, 2014.

*** Pour éviter toute équivoque, je rappelle que je suis très sensible à la question environnementale et que j’inscris mon apport critique dans la tradition démocratique et progressiste.

samedi 17 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session 16. Chez les rats scélérats

 


Albrecht Dürer, Grande Touffe d'herbe (1503)

(Suite et fin. Pour le moment ou en général, on verra).

 

C’est en suivant les cours de Georges Ravis-Giordani, spécialiste du pastoralisme corse, que j’ai découvert la notion de « paix armée »*. Il s’agit du  drôle d’équilibre qui règne dans l’Île de beauté, assuré par une belligérance perpétuelle qui ne dépasse jamais certaines limites.  Dans un jardin tout le monde est interconnecté, c’est la première leçon de l’écologie. Tout le monde collabore mais, mine de rien, d’une façon ou d'une autre, tout le monde est en train de prédater son voisin. C’est une prédation joyeuse et communautaire. Pas de végétarisme chez les chats. Pas de véganisme chez les rats. Pas  de jaïnisme chez les oiseaux et les lézards. Et les herbivores prédatent également. Ils prédatent les herbes, comme leur nom l'indique. Petites moyennes et grandes, toutes ces créatures du Bon Dieu passent leur  temps à se bouffer mutuellement. Et elles ont toutes le droit d’être là, c’est leur territoire. « Moi je connais l’histoire de cet endroit », dit le laurier qui héberge le merle de mon père. « Et nous aussi », rétorquent les fourmis  qui ont élu demeure dans ses racines et qui commencent à bien faire. « Et nous, ajoutent les deux bouleaux que j’ai plantés avec mon frère, nous connaissons l’histoire de tout le monde ici, celle du geai qui est parti on ne va pas te dire où, celle de ce petit serpent noir que tu n’as pas évoqué et on se demande pourquoi,  celle du chat qui passe ici à 19h30 lorsque tu sors pour aller boire ton apéritif». « Et moi je la connais encore mieux, pourrait rappeler la vigne archétypale, puisque  j’étais déjà sur place  quand vous êtes arrivés».   Tous ces membres du collectif ont leurs droits sur le jardin, parce qu’ils connaissent ses histoires et ils les ont vécues. Ceux qui ne les connaissent pas, qui ne peuvent pas en parler, ont aussi leurs droits : les droits du lecteur.

 

*  Georges Ravis-Giordani a publié, entre autres, Bergers corses : les communautés villageoises du Niolu, Ajaccio, Albiana-Parc naturel régional de Corse, 2001.

jeudi 15 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session 15. Scènes de guerre dans mon jardin

 


Le mot kaki me fait penser à la guerre. Dans mon jardin elle ne s’arrête jamais. Pourquoi le cerisier était devenu creux et plein de trous comme une flute à bec ? Je l’ai compris en déterrant ses racines. Sous la souche passait, je ne dirai pas un oléoduc, mais une sorte de tuyau visqueux, brillant, d’une couleur entre le jaune et le marron. C’était la racine d’un énorme acacia qui s’élance hautain aux limites du jardin. Il a fallu réduire sa voilure, tellement il risquait de s'effondrer sur la route comme l’avaient déjà fait ses confrères. Le problème du jardin c’est qu’il s’étend sur  un terrain  pauvre et caillouteux. Le problème de l’acacia c’est qu’il a besoin d'entretenir son épaisse chevelure. Bref, où que je creuse, je tombe sur des racines d’acacia. Nous sommes envahis. Le collectif végétal qui se partage l’espace jardinier aime néanmoins cet arbre somptueuxqui a su se faire accepter sans faire de vagues. Et moi aussi je l’aime, sorte de totem aux fleurs parfumées qui veille sur la maison. Il est aimé notamment par le lierre qui doucement, sans faire de vagues et sans le vouloir, est en train de l'étouffer*.

 

Dois-je intervenir? Et de quel droit?

mardi 13 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (14). Bestioles


Limace solitaire qui a eu la chance d'être épargnée*

 

Moi aussi je suis en guerre. La canicule, cet été, a réglé le problème mais avant, ponctuellement, c’était la lutte contre les limaces. Pas quelques gentilles limaces avec qui composer, fraterniser, coévoluer joyeusement dans l’entente mutuelle**. Je parle des centaines de limaces aguerries qui du jour au lendemain ont envahi mon territoire. C’était pour le dénazifier, paraît-il.

Je ne trouve pas agréable de toucher des limaces, mais je peux le faire sans trop de chichi. Plutôt que de les écraser moi-même, de les déshydrater, de les noyer dans la bière etc., je préfère les balancer dans la rue, les voitures s'occupant du reste. Une conduite à la Ponce Pilate, je le reconnais. Mais il y a un côté humanitaire : les plus rapides, ou les plus veinardes ont une chance de s’en sortir.

 

* Ce qui prouve que moi aussi j'ai un cœur.

** C’est à la mode et ... tiens, pendant que j’y pense, je vais écrire un bouquin là-dessus. Il s’appellera : "On s'aime malgré tout", le paradoxe des limaces. Pour le sous-tire je pense à Tous heureux dans un monde plus moral, plus harmonieux et plus tolérant.

dimanche 11 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (13). Derniers fruits d’automne


Parfois je m’étonne de la quantité de plantes que l’on peut stocker dans un petit jardin comme le mien. J’ai remplacé le cerisier (un vrai cerisier, producteur de cerises tout à fait comestibles) par un arbre de kakis. C’est normal. Jeune, je plantais des arbres qui donnent leurs fruits  au printemps, en vieillissant je plante des arbres qui les donnent en automne. En réalité, hors de toute explication symbolique, le cerisier en question était malade, son tronc s’était vidé et il a suffi de le pousser un peu pour qu’il s’écroule. Le jeune kaki était déjà là, un peu plus loin, je l’ai juste déplacé.  Ce n’est pas le type de kaki que j’aurais aimé, qui donne des gros fruits charnus, revêtus d’une pellicule tellement fine qu’il suffirait d’une aiguille pour les faire éclater. « Nous, m’a dit le vendeur, on a la variété locale, qui a une peau très épaisse et qui ne pourrit jamais * ». S’il ne pourrit jamais, en fait, c’est qu’il ne mûrit jamais. Le comble c’est que je le savais. Je l’ai néanmoins acheté en raison de mon envie irrépressible, ce jour-là, d’acheter un arbre de kakis. On m’a expliqué que pour amener à maturation les fruits du kaki on n'a qu'à les poser dans une cagette à côté des pommes. J’ai fait l’expérience. Résultat : mes kakis acerbes sont restés acerbes, mais ils ont fait pourrir les pommes. Je me console en songeant à l’aspect décoratif, réconfortant,  de ces belles taches orange dans la brume automnale.

* La variété locale d’un arbre chino-japonais

vendredi 9 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (12). Lauriers de Trébizonde


Antonio Pisanello Saint Georges et la princesse de Trébizonde,
 1433-38 environ.  Détail. 

 

Cette histoire des pommes en plastique me fait penser à Claude Lévi-Strauss et au fonctionnement de la pensée mythique. Parmi ses opérations courantes, je reviens souvent sur cette histoire, le mythe aime bien l’inversion symétrique : si un personnage est fort, franc et généreux, son symétrique inversé sera faible, déloyal et radin. C’est ma manière de penser les lauriers : si j’aime le laurier classique, celui  qui orne le front de César et de Dante, c’est que je déteste le laurier-cérise. « Détester » peut sembler exagéré, mais la pensée mythique aime bien les contrastes : si une plante est noble, son double inversé ne peut pas être simplement moyen, il est forcément ignoble. Je le déteste depuis mon enfance, déçu par ses fruits prometteurs, alléchants, qu’on m’avait interdit de manger car ils sont âpres et toxiques,  mais que j’avais néanmoins goûtés à deux ou trois reprises juste pour vérifier (on ne sait jamais)*. Comme tous les enfants j’aimais le kitch et la brillance de ses feuilles sans nuances, sans imperfections, me séduisait. On pourrait soupçonner le laurier-cérise d’avoir été inventé par les ingénieurs de l’INRA dans les années 1960, en même temps que les pommes siliconées dont j’ai déjà parlé. Loin d’inspirer les poètes par ses effluves envoûtants, il est parfaitement inodore, célébrant, au mieux, le manque d’inspiration du lauréat. Mal-aimé, il remplit néanmoins un rôle précieux dans mon jardin. Par son écran épais il rend plus difficiles les tentatives du promeneur (que nous sommes) de lorgner distraitement  sur ma vie privée**. Les promeneurs les plus distraits,  de temps en temps, arrivent  à pénétrer cet écran quasi-artificiel.  Sur fond monochrome, j’aperçois alors leurs têtes inattendues, couronnées de laurier comme celle de Napoléon.

Sachant que j’aimerais  le remplacer par une haie de charmes, mon laurier-cérise bride au maximum  ses pulsions expansionnistes bien connues. Pour l’instant ça va. Il a été planté par mes parents, c ’est un grand point en sa faveur. Et il a un autre nom, que je trouve merveilleux et qui lui donne une aura féérique,  médiévale : le laurier de Trébizonde. Perdere la trebisonda, en italien, signifie être confus, désorienté. C’est souvent mon cas.

 

* En fait, je mangeais les baies de l’if, pourquoi n’aurais-je pas mangé celles du laurier-cérise ?

** C’est ce qu’on demande aux haies en général.

mercredi 7 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (11). Forfanterie et ancestralité

James Doyle Penrose (1920)

(Suite) Heureusement il restait un peu de place, dans notre jardin/catalogue, pour remédier à notre erreur. Et nous savions comment procéder. Oui, parce que en grimaçant à la dégustation des Granny Smith qui prospéraient acides dans notre jardin, nous nous disions : « Ah, tu te souviens … autrefois, les pommes Rosetta quel délice. Elles étaient petites, oui, et bannies par ces agronomes ineptes qui ont tout uniformisé. Bande de technocrates … Mais elles étaient parfumées comme tout, et croquantes, et bien de chez nous ».  Elles n’étaient pas originaires de chez nous, comme il s’avère souvent chez les plantes et les animaux promus au rôle d’emblèmes identitaires*, mais peu importe. Elles représentaient ce « chez nous » mythique  qui nous permet de nous émouvoir, de simuler la concorde  et de nous fédérer contre les autres. « Elles ont pratiquement disparu mais il y a encore quelqu’un, dans des vallées perdues,   qui a gardé quelques bourgeons  et entretient la flamme».

Nous avons trouvé ce « quelqu’un » à l’adresse qu’on nous avait donnée. C’était un pépiniériste bien connu dans la région. Il nous a fait choisir. Ça n’a pas été très facile, tellement les plants se ressemblaient. « C’est pas moi qui les cultive, c’est un vieux paysan qui habite dans une vallée perdue … ». Le même paysan, j’imagine, qui produit les célèbres cuvées : « La vieille vigne », « La cave du curé »  et l’inoubliable eau de vie : « Derrière les fagots ».

Puisque ce pommier  tardait à nous livrer ses prototypes, j’en ai acheté un second. À l’époque je commençais à lire René Girard et l’arrivée de ce « double monstrueux », selon mes prévisions, aurait dû déclencher la rivalité mimétique.  C’est bien ce qui s’est passé. Quelques années plus tard les deux antagonistes ont commencé à s’humilier mutuellement par des pontes de plus en plus  abondantes. Un vrai feu d’artifice. Au lieu d’être acides comme  les Granny Smith, leurs petites pommes jaunes et roses étaient fades. Particulièrement fades. Peut-on être fade et atavique à la fois ? C’est difficile  à admettre.  Mais moi, par rapport à l’époque yéyé de mes débuts jardiniers, j'avais mûri. Plus question de nier l’évidence.  Je jouais plutôt sur l’effet placébo. Et je le fais encore aujourd’hui : à la fin des vacances, avant de prendre le volant pour rentrer en France, je choisis la pomme la plus rose, la plus « ancestrale », je la regarde intensément, je murmure « C’est une vraie Rosetta, c’est une Rosetta, c’est une Rosetta … ». Je la croque … elle est sublime. (À suivre)

lundi 5 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (10.) Apples

 

Au début des années 1970, lorsque la maison fut bâtie, on adorait le progrès. La modernité était bien plus intéressante que la tradition. Les paysans achetaient leurs fruits au supermarché* et les mamans gavaient leurs nourrissons avec du lait artificiel*.

Les agronomes veillaient zélés à la production de fruits impeccables, tous des mêmes dimensions, qui ne pourrissaient jamais et rejoignaient, dans leur paraître, la perfection du plastic. Puisque, côté musique, nous étions plutôt « rock and roll »  (pas tous) , nous avons planté un pommier susceptible de produire les mêmes pommes vertes qui trônaient sur les disques des Beatles. Il y  avait là-dedans un message alternatif : « Tu vois ? C’est vert et pourtant c’est sucré. Il ne faut pas croire aux apparences ». Pendant un certain temps, nous avons fait semblant d’apprécier ces pommes alternatives et de les trouver, à leur manière, savoureuses (même si quelqu’un parmi nous prétendait qu’elles sentaient le vinyle). Nous avons fini par reconnaître que l’apparence et la substance, dans ces pommes,  convergeaient :   elles étaient vertes et acerbes à la fois. Elles étaient tout aussi acerbes qu’une pomme traditionnelle qui n’a pas atteint sa maturité. Et ceci - on avait beau patienter - jusqu'au moment où elles tombaient de l’arbre par senescence. (À suivre)

 

* Pas tous, c’est vrai.

** Une frange encore plus branchée, simultanément, prônait le retour au lait maternel.


samedi 3 septembre 2022

L’inquiétante étrangeté deuxième session (9). L’artificialité des fleurs et des fruits

 

 Lucas Cranach, 1526. Pommier

(Suite) Il faut que je rentre en France alors que la description de mon jardin n'est pas finie. J’ai oublié les pommiers, par exemple. L’Agnese, je l'ai déjà raconté,  me taquinait à propos de ma passion pour la verdure.  Je n’ai pas de lapins à nourrir, c’est vrai, mais mettre des fleurs dans un jardin, au départ, me semblait aller dans le sens du désensauvagement du monde. Alors que moi je penchais vers  le réensauvagement. J’étais comme les chasseurs-cueilleurs décrits par Marshall Sahlins : ils savent ce qu'est l’agriculture, mais (et donc) préfèrent rester sauvages. Dans les fleurs, je voyais quelque chose d’artificiel et d’utilitaire qui ne me convenait pas.

Et les fruits alors ?  C’est encore plus utilitaire. Mais ça se mange. Et ça renvoie à l’ancestralité. Si je mange les poires de mon ancêtre j’incorpore mon ancêtre. Si je plante un poirier, je deviens un ancêtre. Quelqu’un mangera les fruits de mon poirier et dira : « Ce sont les poires de mon ancêtre ».

Moi j’ai planté un pommier avec l’accord de mes prédécesseurs les plus proches, c’est à dire de mon père et de ma mère. On l’a choisi ensemble, on l’a acheté et je l’ai planté.  Et un peu plus tard, en suivant la même procédure, j’en ai planté un second. Ce qui caractérise leurs fruits, pour dire les choses sans dramatiser, est leur médiocrité.  Si j’étais l'écrivain Mario Rigoni Stern, qui savait tout sur les plantes et a même reçu un diplôme à ce sujet, je n’aurais pas acheté des médiocrités pareilles (et on ne me les aurait pas proposées, par ailleurs). Ce qui m’a trahi c’est l’auréole légendaire qui les entourait. (À suivre).