jeudi 30 juillet 2020

L’ours, le loup et le sacrifice du mouton (à propos de l’Aïd-el-Kébir mais pas seulement)*


(Suite) Comment faire donc aujourd’hui, à l’époque de l’abolition de la corrida et de la stigmatisation de la chasse, pour profiter des effets thérapeutiques d’une « saignée » ? Rien de plus simple : on délègue la fonction sacrificielle aux prédateurs. Ce ne sont plus les  prêtres désormais,  ni les chasseurs, ni les toréros, qui nous donnent en spectacle, avec des effets cathartiques,  la fin sanglante d’une créature innocente : ce sont les ours et les loups.
On comprend mieux, alors, que les garants actuels de notre moralité (du mouvement L214 à la Fondation Brigitte Bardot)tout en militant contre la violence dans les abattoirs, contre la vivisection, contre le sacrifice musulman, n'aient dépensé que quelques mots, et encore,  sur les 14.000 animalicides perpétrés par les loups et par les ours en France l’année passée*. C’est que, d’une manière ou de l’autre, il faut bien que ça saigne  (à suivre).
* Autour de mon ouvrage Faut qu’ça saigne. Sacrifice, écologie, religion. Éditions Dépaysage, 2020.
** Le comble c'est que la fondation Bardot, en même temps,   se vante d'avoir soustrait mille moutons à la barbarie de l'Aïd el-Kébir.

mardi 28 juillet 2020

Show must go on. Résidus sacrificiels dans un monde laïcisé*




 A-Game-Stall-Frans-Snyders-1630
(Suite) La violence mimétique dont parle Girard est toujours aux aguets. Mais le versement de sang périodique assuré par l’immolation d’une victime émissaire n’est plus là pour la dissiper (même si on peut avancer que la messe, au bout du compte, remplit cet office). Nous avons alors trouvé d’autres moyens pour profiter des effets cathartiques d’une poursuite et d’une mise à mort. Par le recours au virtuel, bien évidemment**.  Mais ce virtuel ne date pas d’aujourd’hui.  Que l’on songe au succès, tout au long de notre histoire, des scènes de prédation (des graffitis du paléolithique  jusqu’aux documentaires contemporains). Que l’on songe au réalisme des peintres animaliers offrant à un public enthousiaste les blessures béantes  de lièvres, biches, sangliers … . Que l’on songe au plaisir avec lequel, dans le monde rural pré-écologiste, on sortait des maisons pour admirer les corps inanimés des proies ramenées par les chasseurs : quelqu’un a été lynché dans les bois, la violence a trouvé son exutoire, la sérénité revient. Dans ce sens c’est aux chasseurs, en quelque sorte – mais on pourrait dire de même pour les toréadors et autres administrateurs de la mort légitime*** - qu’on déléguait la fonction sacrificielle. (À suivre)



* À propos de la fête de l’Aïd-el-Kébir et de l’ouvrage « Faut qu’ça saigne. Sacrifice, écologie, religion, éd. Dépaysage, 2020 »

**La désignation d’un porteur de marques différenciatrices  qui sera zigouillé au cours du récit continue d’occuper une place centrale dans l’imaginaire cinématographique.
*** Je me limite à rappeler la fascination des foules pour les executions capitales décrite par  Piero Camporesi dans l'ouvrage La sève de la vie. Symbolisme et magie du sang, Paris, Le Promeneur Gallimard, 1990.

dimanche 26 juillet 2020

La violence des autres (à propos de l’Aïd-el Kébir mais pas seulement)


Caïn est jaloux de son frère. La violence va éclater
Le lien entre la violence et le sacrifice saute aux yeux. Beaucoup d’auteurs l’ont traité admirablement, que l’on songe  aux fulgurances de  Georges Bataille ou aux analyses savantes et courageuses de  Walter Burkert. Mais celui qui en a tiré la réflexion la plus organique est probablement René Girard. Contagieuse et mimétique, nous rappelle Girard, la violence nous habite. Elle est alimentée par un sentiment d’inachèvement, par le désir d’être l’Autre (d’être notre voisin, dont l’herbe est toujours la plus verte). Elle s’accumule au sein de la famille, du groupe, de la communauté et risque à tout moment  de détruire la paix sociale. Pour éviter la guerre fratricide il faut que cette violence généralisée trouve  périodiquement son issue. L’institution du bouc émissaire, au cœur du dispositif sacrificiel, remplit justement ce rôle : on projette la  violence collective sur un seul individu, "réceptacle de tous les maux",  et on la fait imploser. Le sang de la victime coule, la tension disparaît. Ceci, jusqu’à la nouvelle crise, qui demandera la désignation d’un nouveau coupable, d’un nouveau bouc émissaire.  

vendredi 24 juillet 2020

A qui convient le sacrifice ? (Et qui en est le commanditaire ?)




Couverture du CD Agnus Dei (by Concordia Seminary Chorus; Henry V. Gerike, Director)


A quoi sert donc le sacrifice ? Cela dépend des circonstances, des cultures et des locuteurs. Le Larousse, sobrement,  présente le sacrifice comme une « Offrande à une divinité et, en particulier, immolation de victimes ». Marcel Mauss et Henri Hubert, auteurs d’une étude qui fait encore aujourd’hui autorité, le considèrent comme une forme de communication permettant au profane, par l’intermédiaire d’une victime, d'entrer en contact avec le sacré.  Les responsables religieux musulmans – je simplifie -   voient le sacrifice dans les termes suivants : «  Par sacrifice on entend la bête domestique tuée au cours des jours de la fête du Sacrifice pour se rapprocher d’Allah le Puissant et Majestueux ».* Brigitte Bardot, parlant au nom de sa fondation, y voit plutôt une (…) immonde fête religieuse (…) qui comme tous les ans depuis des années sacrifiera, cruellement, sans étourdissement préalable, des centaines de milliers de moutons qui, après une longue et douloureuse agonie, perdront conscience, étouffés par le sang qui coulera à flots de leurs gorges ouvertes … »**.  Sa position, de ce point de vue, n‘est pas très éloignée de celle de Pythagore  dénonçant, aux débuts du 5ème siècle A.J.C., la cruauté de cette pratique - véritable institution qui remplissait, dans la Grèce ancienne,  un rôle politique de premier plan. Pendant longtemps, toutefois, malgré les  critiques qui ont poussé ici et là, la victime sacrificielle a continué de remplir docilement son rôle d’intermédiaire entre les hommes et les dieux, ne laissant à la question de la violence qu’une place marginale, celle d’un « effet collatéral », d’une nécessité : on ne fait pas d’omelette  sans casser des œufs. (À suivre)

* https://islamqa.info/fr/answers/36432/le-sacrifice%C2%A0-definition-et-statut
** Ces propos ont été repris et diffusés, en premier, par Valeurs actuelles : https://www.valeursactuelles.com/societe/aid-el-kebir-brigitte-bardot-vent-debout-contre-labattage-rituel-des-moutons-122021

mardi 21 juillet 2020

L'Aïd-el-Kébir approche. Les polémiques aussi



 
Laurent de la Hyre (1650). Abraham sacrifiant son fils Isaac.

On attend avec impatience l'Aïd-el-Kébir, fête associée au sacrifice du  mouton qui commémore la foi indéfectible d'Ibrahim (Abraham). Cette année  elle démarre le 30 juillet. Les Musulmans l’attendent parce que c’est une échéance importante dans leur calendrier religieux. Les autres (pas tous, seulement la minorité qui exploite la cause animale à des fins extra-animalitaires) l’attendent parce qu’elle leur permettra, cette année encore, de prouver la supériorité morale de l’Occident sur les communautés qui continuent à pratiquer le sacrifice rituel*. Chez les Chrétiens aussi, tous les dimanches,  on pratique le sacrifice. Il s’agit d’un sacrifice cannibale et même « théophage » qui,  vu de l’extérieur, peut paraître bizarre et drôlement exotique. Mais c’est un sacrifice virtuel. Si on y verse du sang, ce n’est que sur un plan symbolique**. J’évoque cette échéance imminente parce qu’elle  me permet de préciser l’idée qui anime mon court ouvrage Faut qu’ça saigne. Écologie, religion et sacrifice***. Je commencerai par poser la question suivante : « A quoi sert le sacrifice ? ». (À suivre)


*Je tiens à préciser que je fais de l'humour. Je ne voudrais pas qu’un lecteur,  pieux mais peu futé, prenne ce propos au pied de la lettre.

** Ce qui du point de vue théologique  se discute, par ailleurs : le sang de la messe, pour le croyant, n'est pas métaphorique, il est  bien réel.
***  Publié cette année aux éditions Dépaysage

dimanche 19 juillet 2020

Devenir chat (de l'antagonisme chez les prédateurs)

 

Jacques Barthelemy Delamarre (actif à Paris vers 1777). Chat angora jouant avec un oiseau

C’est fou le nombre de pensées contradictoires qui peuvent traverser notre esprit. Pendant que j’admire les petits oiseaux qui font du cirque dans mon laurier je constate ma reconnaissance, ma joie qu’ils soient-là, mon espoir qu’ils  reviennent l’année prochaine. Soudain je me dis (juste un flash, une interférence promptement effacée) : et si quelqu’un devait manger, mettons, ces petits oiseaux, mieux vaudrait-il que ce soit moi ou un des chats qui rôdent dans le jardin?

vendredi 17 juillet 2020

Un été chez les ornitophages


 

C’est triste à dire (et notamment pour les ornithologues),  mais dans les Alpes de Vénétie où je passe mon été c’était normal de manger les petits oiseaux. Même dans les auberges les plus modestes, à la saison des migrations, on pouvait trouver des alouettes, des pinsons, des chardonnerets rôtis à la broche et disposés avec grâce à côté d’une tranche de polenta. La dernière fois que j’ai pu profiter de ce plat  succulent c’était dans un restaurant perdu dans la campagne. Un autre client, à côté de nous, dégustait placidement  ces créatures délicieuses. Il ne consommait que la poitrine et les cuisses, comme on fait avec les poulets. Après son départ, en nous montrant son assiette encore pleine, l’aubergiste nous a dit : « Celui-là, c’est la dernière fois qu’il mange des oiseaux chez moi ».
Je savais pourquoi : lorsqu’on mange les petits oiseaux, ne doivent rester dans l’assiette que les becs.

dimanche 12 juillet 2020

Défendre les bergers ou défendre les loups ? Une question de bon goût



Moutons  portant atteinte à la Wilderness 
Un loup vient d'être abattu au col du Lautaret par des lieutenants de louveterie. Le journaliste Bruno Clément a consacré à cet evenement  un reportage qui n’a pas plu à tout le monde. Un jeune berger a réagi sur le net avec des propos clairs et énergiques* et sa réaction a été largement commentée sur les reseaux sociaux. Pourquoi tant d’intérêt?
Je constate que le berger, avec sa barbe et son béret basque, a le look qui convient. Il représente la tradition (on dirait qu'il sort d'une ancienne carte postale). Mais son éloquence n’a rien de folklorique.  C’est un berger néo-rustique, classique et moderne à la fois, qui pourrait inspirer une collection de  Ralph Lauren. Dans son hyperréalisme bucolique (c'est un berger exemplaire, paradigmatique), il concrétise les fantasmes écolo-pastoraux qui traversent, mélangés à des rêveries de wilderness,  l’imaginaire contemporain.  Il préfigure une tendance. Il l'anticipe.
D'où la prophétie suivante : défendre les loups est chic (il faut être des ploucs, désormais, pour ne pas aimer les loups). Mais défendre les bergers*, d'ici peu, sera encore plus chic.  

* C'est mon opinion, mais je comprends que l'on puisse être en desaccord. Pour voir le berger grondant le journaliste  cf. : https://www.youtube.com/watch?v=PW5Px8Y47K8
* Voire même le devenir.

vendredi 10 juillet 2020

Totémisme de chez nous (pourquoi on ne mange pas de chats)


Juste un mot  sur l’extracommunautaire qui l’autre jour, dans une petite ville de Toscane, a rôti un chat sous les yeux de tout le monde   dans le but de le manger. « Pourquoi sommes-nous plus sensibles à la mort d’un chat qu’à celle d’une vache ? », se demande Anna Mannucci dans un article publié dans le Corriere della sera*. Elle répond : « Le chat, comme le chien, fait partie de la famille (c’est elle qui souligne)  et nous avons tous, à l’égard des membres de notre famille, des devoirs différents par rapport à ceux des autres ». 
Le chat toscan, évidemment,  ne faisait pas partie de la famille de l’extracommunautaire, qui l'a donc cuisiné.

mercredi 8 juillet 2020

Pas d'inconscient chez les amis des animaux?


 

Sigmund Freud venant d'avouer à sa fille Anna que la découverte de l'inconscient était un canular  

Encore un mot pour reconnaître la fragilité d’une démarche  attribuant au « montreur de souffrances », à côté de ses  motivations conscientes, des motivations inconscientes qu’il ne maîtrise pas*.
En fait, qui m'autorise à poser l'existence de mobiles occultes  qui échapperaient à la conscience des individus? Et éventuellement, si ces mobiles devaient vraiment exister, pourquoi aurais-je le droit de les interpréter? À quel titre?  Ne serais-je pas en train de projeter sur l’autre  des motivations inconscientes issues de  mon inconscient à moi ?  

* Inutile de préciser que je me considère tout aussi double que le montreur de souffrance que j’accable ici.

lundi 6 juillet 2020

Vidéos-shock : compassion ou délectation?


Spectateurs indignés regardant  une séquence insoutenable
Je reviens sur une hypothèse que je suggère dans « Faut qu’ça saigne ». Ce n'est pas automatique, bien entendu, mais la dénonciation des souffrances animales peut cacher l’attraction pour la scène sanglante  (on montre une scène « insoutenable » et  on la savoure sans honte, puisque c’est pour le bien des animaux)*. On m’a rétorqué, très sagement, que pour faire cesser les violences il faut bien les montrer. Cette explication devrait suffire, pourquoi chercher plus loin?  La question est délicate. Peut-on imaginer, à côté des motivations officielles ( « Je montre des animaux martyrisés pour que cela s’arrête ... »), l'existence de motivations inavouables du genre :
1) Je montre des animaux martyrisés parce que c’est excitant ;
2) Je montre un chat torturé à mort et un phoque décapité parce que ça déclenche la réaction : “il y a du sang, ça m'intéresse  ...”, réaction qui  m'assure un  scoop à bon marché;
3) « Je montre des sévices parce que cela me permet de gérer le débat, même si je n'ai rien à dire,  en qualité de "Maître des animaux" ("Qu'est-ce que l'animal? C'est un être souffrant dont je suis le représentant ...").
* Il n'y a rien de nouveau dans cette idée, comme bien le savent les lecteurs de  Freud. 

samedi 4 juillet 2020

Récompenses, la valeur d’une vie 4)



(suite) Une des principales caractéristiques des fleuves qui longent les villes est qu’on y trouve des épaves métalliques. Il y en avait une juste à portée de ma main. Elle n’était pas très aérodynamique (un morceau de vieille cuisinière, je crois) mais peu importe.  Dans la tentative de sauver ma créature*, j'ai brandi l'épave et  me suis lancé comme un samurai en direction du chien noir. Je hurlais très fort pour lui faire peur. À ce moment (pas avant), l’homme de la bibliothèque a rappelé son chien qui a obéi instantanément. Il était haletant et contrarié**. « De toute façon, a-t-il commenté avec dépit, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter : je suis assuré ».
Revenons à nos ours, à nos loups et aux carnages qu'ils réalisent dans les prairies de France et de Navarre. Leurs défenseurs rétorquent aux bergers (et c’est presque un reproche) : « De toute façon, l’État vous rembourse ! ».
Leur raisonnement est le même que celui du géomètre.
FIN
* Une créature "pas d'exception", mais quand même ... 
** Tous les deux étaient haletants et contrariés.

jeudi 2 juillet 2020

Récompenses (la valeur d’une vie 3)

Mon chien de l'époque
 (Suite) Mon chien aussi avait l’air d’un setter, juste un peu plus fragile, avec des taches multicolores qui le faisaient ressembler à un tableau de Pollock. Il était flexitarien. Il mangeait quand même de la viande, de temps en temps, mais il semblait préférer les fruits et les légumes. Les pommes, tout particulièrement. Je l’amenais volontiers sautiller près du fleuve dans l’espoir d’améliorer, par l’exercice physique, sa constitution un peu chétive.  Nous étions en pleine promenade lorsque j’ai cru apercevoir, à la lisière entre le gravier et la végétation fluviale, les silhouettes du géomètre et de son fidèle compagnon.  Mon crétin de chien, en les voyant, s’est dirigé joyeux dans leur direction. Le berger belge l’a tout de suite repéré. Il était sans laisse et sans muselière. Il avançait lentement,  ne le quittant pas des yeux, comme un prédateur prêt à bondir (à suivre).