À l’époque, pour travailler autour de la nature, de la chasse, du sauvage (sujets considérés comme marginaux chez les anthropologues péninsulaires), les italiens devaient traverser les Alpes. Lorsque, ma thèse à peine terminée, je suis entré dans le bureau de Raphaël Larrère à qui on avait signalé mon existence (il était question d’un poste de chercheur autour de problématiques proches des miennes) j’étais assez intimidé. J’ai remarqué son élégance à la fois sobre et vaguement excentrique (je crois me souvenir d’un gilet en velours à l’allure texane). Son regard était luisant et chaleureux. Pendant qu’on parlait il s’est mis à bricoler autour d’une théière et il a roulé une cigarette. Il l’a même allumée (nous évoluions encore dans ce no mans land bureaucratique qui a précédé l’interdiction réelle de fumer dans les espaces publics). Ses recherches sur la cueillette et la forêt en général m’avaient beaucoup passionné par leur précision ethnographique, liée à une capacité rare de mise en perspective théorique. On a terminé la conversation en échangeant nos avis autour de nos champignons préférés. Je suis sorti du bureau avec le sentiment d’être un adulte, je veux dire un interlocuteur. Par la suite nous avons eu l’occasion de communiquer à plusieurs reprises et parfois de collaborer. Sa disponibilité m’a toujours honoré. Ses contributions à l’anthropologie de la nature sont parmi les plus significatives et j’aurais du mal à les résumer en quelques lignes*. Juste pour l’anecdote, je me souviens d’une réunion pendant laquelle il suggérait, pour régler le problème de la prolifération excessive des grands prédateurs, de modifier leur statut en les rendant « espèce chassable ». Devenus du gibier, les ours et les loups rentreraient dans les plans de chasse au même titre que les cerfs ou les chamois : leur démographie serait donc régulée par les chasseurs eux-mêmes. Des raisons purement idéologiques, paraît-il (leurs défenseurs diront qu’elles ne sont pas idéologiques mais morales) coupent les ailes, en France, à ce genre de propositions **
Cette suggestion n’empêchait pas Raphaël Larrère d’être tout à fait favorable au retour des grands prédateurs dans les régions qu’ils occupaient avant leur éradication. Dans le faire part de son décès, survenu le 4 janvier, on peut lire :
« Ingénieur agronome, directeur de recherche à l’INRA, il aimait la nature, cueillir la montagne, et protéger les loups ».
L’anthropologie de la nature est aujourd’hui très à la mode. Je regrette la disparition d’un pionnier.
* Si j’arrive à l’obtenir, je mettrai dans un prochain billet la bibliographie le concernant.
** Mais pas en Slovénie, par exemple, où cette solution marche admirablement.