C’est la nuit entre le 5 et le 6 décembre. Deux existants non humains de catégories différentes mais appartenant au même collectif entrent dans la chambre*. Allongés sur des artefacts, de jeunes humains se trouvent dans un état modifié de la conscience du monde extérieur (sans perte de la réception sensitive), accompagné d'une diminution progressive du tonus musculaire. Le non humain anthropomorphe sort de son dispositif des parallélépipèdes de tailles différentes enrobés dans du papier recyclé. Sur le bord de la fenêtre deux contre-dons d’ordre alimentaire les attendent**. Donnant libre cours à leur activité sensorielle, ils les consomment sur place.
- Pas mal cet existant biotique issu du raisin.
- Le mien n’était pas mal non plus.
Ils parlent doucement, de peur que les enfants ne se réveillent.
* Maitrisant mal ces nouvelles classifications, un doute me saisit : est-ce que les saints rentrent dans la catégorie des esprits ou celle des humains? J'aurais tendance à choisir la première option.
** La scène doit se passer dans les Alpes orientales, ou en Autriche, où pour remercier de leur visite Saint Nicolas et son âne, il était coûtume de leur offrir un verre de vin et une bouchée de foin.
Poème nuer dédié aux vaches (version adaptée)
Ô ma vache, ma compagne brillante,
Ta robe claire est l’aube qui revient.
Quand tu marches, la poussière te suit
Comme un enfant court derrière sa mère.
Tes cornes sont des lunes jumelles,
Elles veillent sur moi quand la nuit tombe.
Ton mugissement traverse la plaine,
Il appelle mon cœur par son nom.
Tu es la richesse que nul ne peut voler,
La chaleur qui me garde vivant,
La force que je porte dans mon chant.
« Les Nuer ont une tradition poétique très riche autour du bétail, en particulier les chants de louange dédiés aux bovins (appelés cattle songs). Ces poèmes sont généralement chantés, pas écrits, et transmis oralement. L’anthropologue E. E. Evans-Pritchard en a collecté plusieurs dans les années 1930. Voici un exemple authentique, reformulé et traduit en français moderne pour respecter le caractère oral tout en restant fidèle au contenu connu de ces chants ».
Dans mon post précédent j'ai été injuste vis-à-vis de Victor Hugo et assez prétentieux*. C'était pour dire que personnellement, en matière de « cattle songs », je me sens plus proche d’un Nuer que d'un poète de l'époque romantique.
* Je n'ai aucune compétence m'autorisant à évaluer des poèmes.
Que pouvait-on dire d’une vache en 1837 ?
On pouvait dire ça, par exemple :
Ainsi, Nature !
abri de toute créature !
Ô mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
À tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !
La Vache - Les Voix intérieures, Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 858.
Je trouve ce poème intéressant, mais seulement sur le plan anthropologique : il me parle de l’altérité, à savoir d’un univers émotionnel très éloigné du mien, que je cherche à apprécier sans y parvenir.
Chez les vaches, les variétés sont nombreuses. Chez les humains aussi.
.
Image
empruntée au quotidien Le Monde
Cette année nous nous pencherons sur
les émotions, leur fabrication et leur exploitation. Voici le programme complet :
Séminaire
Ruralités contemporaines en question(s)
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)
PROGRAMME 2024-2025
• Pierre Alphandéry, chercheur honoraire INRAE (hors EHESS)
• Christophe Baticle, MCF, Univ. Aix-Marseille LPED, Habiter le Monde(TH) (hors EHESS)
• Sophie Bobbé, chercheure associée au laboratoire LAP – EHESS
• Sergio Dalla Bernardina, professeur émérite, Univ Bretagne Occid.(TH) (LAP-EHESS)
Maxime Vanhoenacker, chercheur CNRS (LAP), référent pour cette UE
Les lundis de 11H00 à 13H00
Salle AS1_23 - 54 bd Raspail 75006 Paris
EN PRÉSENTIEL ET EN VISIO
https://bbb.ehess.fr/b/sop-lhm-oav-qy4
24 novembre : Séance introductive : « Production, circulation et réception des émotions dans les mondes ruraux », intervenants : Christophe Baticle, Sophie Bobbé, Sergio Dalla Bernardina,
8 décembre : « Ces passions qui fabriquent une nouvelle ruralité », intervenant : André Micoud, sociologue. Présentation Sophie Bobbé
12 janvier : « Lire l’écologisation des mœurs dans les haies », intervenant : Léo Magnin, sociologue. Présentation Bernadette Lizet et Pierre Alphandéry.
26 janvier : « L’histoire enfouie du remembrement », intervenante : Inès Léraud, journaliste. Présentation Bernadette Lizet et Pierre Alphandéry
9 février : « La sociabilité du compost », intervenant : Bruno Maresca, sociologue et guide-composteur sur la commune des Lilas. Présentation Pierre Alphandéry
9 mars : « S’émouvoir : se mettre en mouvement vers et sur le terrain. L’accueil des personnes exilées et des personnes en situation de handicap dans le Massif Central », intervenante : Élise Martin, géographe. Présentation Christophe Baticle
23 mars : « Parcours d’une communauté alternative : entre pratique, théorie et émotions », intervenants : Michel Lallement & la Communauté du Mallouestan. Présentation Sophie Bobbé
13 avril : « Empathiser, emphatiser. Les émotions du chercheur », intervenant : Sergio Dalla Bernardina, ethnologue.
11 mai : « Le castor et ses barrages : les émotions face aux transformations paysagères », intervenante : Chloé Lebris. Présentation Christophe Baticle
8 juin : Présentation d’un documentaire audiovisuel (sous réserve)
Le 17 novembre, c’est la Saint-Élisabeth.
En cherchant une inspiration pour mon billet d’aujourd’hui, je suis tombé sur le dicton suivant :
« À la Sainte-Élisabeth, tout ce qui porte fourrure n’est point bête. »
L’adage me semble un peu trop affirmatif, mais il ouvre plusieurs pistes de réflexion et pose une véritable problématique. Cela mériterait au moins une table ronde.
Que l’on soit au travail ou en vacances, l’État pense à nous. C’est la raison pour laquelle à partir de cette année, en Italie, le port du casque sur les pistes enneigées est devenu obligatoire. C’est déjà bien, mais on pourrait aller plus loin.
Pour réduire davantage les risques liés au ski, ce loisir irremplaçable, source de liesse et de profit, j’ai une idée géniale :
il n’y a qu’à éliminer les sapins.
Il ne pleut pas. Je me promène dans les bois des Monts d’Arrée avec un petit sac, bien conscient que, pour trouver des champignons, il aurait fallu que je m’y rende quelques semaines plus tôt. L’avantage, ici, c’est que les concurrents sont rares. Dans cette région pleine de mystère les autochtones s'intéressent à autre chose. Les Anglais poussent comme des champignons. Mais ils ne les ramassent pas.
Je m’efforce de rejoindre l’état d’ataraxie que l’isolement, le silence, le parfum intense des feuilles mouillées devraient favoriser. Je n’y parviens pas. C’est qu'en regardant l’heure, juste avant d’entrer dans le fourré, j’étais tombé sur un reportage consacré au réarmement nucléaire. J’ai beau me mettre sous le nez les feuilles tanniques du châtaigner et remuer la terre à la manière des sangliers pour renouer avec mon passé chtonien*. Mon corps est dans le bois mais ma tête divague.
Je croise un cyborg. C’est un pneu, mais avec le dos végétalisé.
Je le salue en lui disant : « Salut le pneu. Toi, plus tard, tu seras encore là. Moi … nous ... ».
En poursuivant je me surprends en train de fredonner une vieille chanson de Francesco Guccini rendue célèbre en Italie par le groupe I Nomadi. Elle s’appelle : Noi non ci saremo. « Nous ne serons plus là » :
« Vedremo soltanto una sfera di fuoco
più grande del sole, più vasta del mondo;
nemmeno un grido risuonerà
solo il silenzio come un sudario si stenderà
fra il cielo e la terra
per mille secoli almeno
ma noi non ci saremo, no, noi non ci saremo ».
Ce texte aux accents prophétiques, à sa sortie, correspondait parfaitement à mes goûts, mes attentes et ma perception du futur. J'aimais notamment le passage suivant » :
« E catene di monti coperti di neve
saranno confine a foreste di abeti
mai mano d'uomo le toccherà,
e ancora le spiagge risuoneranno delle onde
e in alto, lontano, ritornerà il sereno
ma noi non ci saremo, no, noi non ci saremo ».
Les adolescents de l’époque, dont
je faisais partie, étaient des
hippies débutants. Ils ne connaissaient pas encore grand-chose du monde, juste
les trois ou quatre accords nécessaires pour singer les Nomadi (do ;
sib ; do ; sol …) et pour gérer leur angoisse en
annonçant l’apocalypse.
* Des temps antédiluviens où j’étais une taupe ou un blaireau. Mon post, cette
fois, est plein de mots difficiles. C’est pour me donner des airs.
** On trouvera la version intégrale de "Noi non ci saremo" à l’adresse suivante : https://www.musixmatch.com/it/testo/Nomadi/Noi-non-ci-saremo
Je tombe souvent sur des articles — peu rigoureux, je crois — qui dressent la liste des races de chiens les plus intelligentes. À chaque fois, cela me rappelle une conversation à laquelle j’ai pris part, il y a longtemps, dans un restaurant universitaire.
Nous parlions des vocations. À mes côtés se trouvait l’invitée, une spécialiste de la parenté qui venait de donner sa conférence. En face, un collègue avec son épouse.
« Et d'ailleurs mon mari, a déclaré cette dernière pour étayer son opinion par un exemple probant, avait entamé de brillantes études dans une discipline scientifique. Après l’accident, il a dû se rabattre sur l’ethnologie. »
J’ai ri, tout en sachant qu’elle ne voulait pas faire de l’humour.
(Suite et fin). C’est bête, mais lorsque j’entends le mot « brame » je ne peux pas m’empêcher de penser à Grimhilde, la méchante marâtre de Blanche neige. Dans la version italienne du récit, en s’adressant au miroir pour connaître le palmarès des beautés régionales*, elle emploie la formule :
Specchio, specchio delle mie brame, chi è la più bella del reame ?
A savoir : « Miroir, miroir de mes désirs, qui est la plus belle du royaume ? »
Brama, en italien, signifie : « Désir démesuré, incontrôlable, qui se reflète dans les habitudes et dans chaque acte de l’individu : soif d’honneurs, de richesses, de plaisirs ».
Je viens de lire que la racine de ce terme est probablement onomatopéique. Ça ne m'étonne pas. Son étymologie est particulièrement intéressante : « Du germanique bramōn "hurler, rugir"; proprement "hurler de désir"]. – Désirer ardemment : brûler de posséder des richesses ; brûler de savoir ; désirer la mort de quelqu’un »**.
Quand on « brame », en italien, c’est qu’on est habité par un désir impérieux, peu importe que ce soit d’amour, de connaissance ou de mort. Le désir varie, mais ses effets restent théâtraux.
Cette histoire de brames et de miroirs pourrait intéresser les communautés rurales en quête d’attractions éco-touristiques. N’y a-t-il pas, au fond du bois, les vestiges d’un vieux manoir en ruine ? Eh bien, c’est le château de Grimhilde, la Reine-Sorcière. Pendant les nuits sans lune, lorsque souffle le vent, un gémissement insolite, furieux et langoureux à la fois, parcourt ces pierres vénérables. Ce n’est pas le brame du cerf, phénomène banal auquel on assiste partout, désormais, sans même besoin de quitter sa bagnole. C’est la bramosia de la Marâtre, l’expression sonore de son désir véhément et politiquement peu correct d’être la plus belle du royaume.
J'imagine l'annonce suivante affichée dans les locaux de la mairie :
« Pendant votre séjour dans la région, les animateurs de l’association Wilderness et durabilité vous permettront d’accéder à ce phénomène mystérieux, à la frontière entre le mystique et le paranormal ».
Et j'imagine aussi les réactions :
- Moi, franchement, je n’ai rien entendu !
- C’est que vous ne le
méritiez pas. Et quoi qu'il en soit ... elle ne passe pas tous les jours.
* Le miroir de Grimhilde, manifestement, anticipe l’IA.
** "dal germanico *bramōn «urlare, ruggire»; propriamente «urlare dal desiderio»]. – Desiderare ardentemente: b. ricchezze; b. di sapere; b. la morte di qualcuno;" https://www.treccani.it/vocabolario/ricerca/bramare/ -
- T’as vu Maurice ces derniers temps ?
- Pas trop, deux ou trois fois …
- Ah …
- Je pense qu’il a un rapport toxique avec Gustave*.
- C’est quoi un rapport toxique ?
- C'est qu'ils se font peur mutuellement, alors qu'ils pourraient être alliés.
* Gustave est un chat
Théophile-Alexandre Steinlen Chat et Chatte (1903)
(Suite) Préambule 1) : Dans mon post du 15 septembre je taquinais un journaliste qui faisait des acrobaties pour ne pas utiliser le mot « chienne » qui lui paraissait trop connoté. Je découvre que moi aussi, tout en faisant mon désinvolte, je ressens un certain embarras en utilisant le mot « chatte » pour parler de la femelle du chat*.
Préambule 2) : Je reviens souvent sur la « sylvofilie » ambiante : actuellement, tout ce qui vient de la forêt (de la sylva) est noble alors que ce qui a été soumis au processus de domestication ne l’est pas. Je développe ce sujet dans Faut qu’ça saigne en insistant sur le décalage, en termes de « droit à la vie », entre le statut de l’ours et celui d’un âne ou d’un mouton.
Il s’avère qu’un autre animal, à côté du cerf, émet des hurlements impressionnants au moment du rut. Il s’agit de la chatte. Or, personne, à ma connaissance, n’organise des expéditions touristico-didactiques pour aller écouter le brame de la chatte. C’est plutôt le contraire. Ses miaulements pleins de désir sont très embarrassants, notamment lorsqu’on est à plusieurs à l’entendre simultanément, comme à la terrasse d’un restaurant. Ces gémissements lascifs sont d’autant plus insupportables qu’ils suscitent chez nous, automatiquement, l’identification. On a beau faire de l’humour, ou chercher à lancer une conversation intéressante pour détourner l’attention … la chatte insiste et on aurait envie de se barrer. Pour arrêter ce rappel véhément à nos pulsions refoulées, certains maîtres et maîtresses ont recours à la stérilisation.
En plein air c’est autre chose. Wilderness is beautiful. L’aube et le crépuscule sont les moments idéaux pour se rendre tous ensemble dans les bois écouter les mugissements du cerf en chaleur (À suivre).
* En Italie, par contre, je peux employer le mot « gatta » sans problème*. Ce qui varie d’un pays à l’autre est juste l’espèce : je pourrais vous proposer toute une série de noms d’animaux et même de végétaux désignant, en italien, des parties anatomiques du corps humain bien connues.
Vache suisse qui n’a aucun intérêt à passer la frontière française
Je viens d’entendre cet aphorisme :
« On tue les vaches pour qu’elles ne meurent pas de maladie, on contrôle les réseaux sociaux pour protéger la démocratie ».
J'aime bien le rapprochement.*
* Un rapprochement vaguement "complotiste" qui renvoie au thème tout aussi complotiste des motivations occultes et à la question qui en découle : "Qui contrôle les contrôleurs "?
(Suite). J’en viens au cœur de mon raisonnement. Pourquoi donc au début de l’automne le cerf se met à brâmer ? Je pose la question à ChatGPT (l'oracle) qui me répond : « Le brame du cerf est un cri de puissance, de séduction et de rivalité. Il joue un rôle crucial dans la reproduction de l’espèce et dans la hiérarchie entre les mâles ».
« Certes que ce cerf - me dis-je – est un bel exemple de macho. Il crie comme un hooligan, il cogne ses rivaux et il cherche à séduire les femelles en montrant ses muscles ». Je suis saisi par un doute et je demande à l’oracle : « Quel est l’état physique d’un cerf pendant le brame ? ». Il me répond : « Le stress lié à la compétition et à la recherche de partenaires provoque une production accrue de testostérone, qui stimule l’agressivité, mais affaiblit aussi son système immunitaire ».
Donc, entre septembre et octobre, on se rend dans les bois pour écouter, dans un silence presque religieux, les gémissements spectaculaires d’un érotomane cogneur.
J’imagine la réaction de l’agent de l’ONF m’entendant prononcer cette hérésie : « Mais ça ne va pas ? Vous êtes un pervers. Je suis là pour faire de la didactique, pour accompagner ces néophytes dans la découverte des mystères de la nature, pour expliquer son fonctionnement, pour les aider à savourer le charme nocturne de la forêt, qui s’exprime par ces sons envoûtants et qui nous donne par-là ses leçons de vie … et vous sortez ces cochonneries. C’est indécent ». Je lui répondrais : « Si moi je suis indécent, vous, vous êtes hypocrite, parce que le référentiel du brame, derrière vos doctes éclairages zoologiques, est bien le coït. C’est comme si vous vous rendiez dans la forêt pour écouter les grognements de l’Homme sauvage qui se prépare à honorer sa compagne en gueulant comme un bariton. Et je n’ai pas de mal à me figurer les images subliminales, pleines de comparaisons, de rapprochements, de parallélismes, de mensurations, qui vous traversent l’esprit – le vôtre et celui de vos apprenti.e.s – pendant que vous les introduisez aux secrets de la Wilderness ».
Bref, c’est comme dans l’histoire des habits neufs de l’empereur : le priapisme de la scène est sous les yeux de tout le monde, mais personne ne le voit parce que tout le monde est complice. (À suivre).
Shaman toungouse en communication directe avec le Vivant (qui autrefois s'appelait autrement, mais ce n'est pas lui qui décide).
Je reviens souvent sur notre côté « animiste ». J’ai le sentiment que le Vivant nous observe*, analyse nos comportements et, si on lui prête attention, nous communique même les résultats. Parfois il nous sanctionne, parfois il a envie de nous encourager.
Cette année, pour l’instant, j’ai été plutôt bien noté. À chaque fois que je suis allé aux champignons j’en ai trouvé pas mal. Et les animaux sauvages, dans les bois, se laissaient surprendre comme si j’étais au zoo**.
Cela fait plaisir, on a le sentiment d’être accepté : « T’es revenu ! On te connaît, tu sais ? On se souvient de quand tu étais petit, avec ton duffle-coat microscopique.Tu gambadais comme un desperado sous les châtaigniers, un panier à la main plus grand que toi. On se souvient également de tes aïeuls, qui étaient déjà membres de notre collectif. Et même de tes ancêtres préhistoriques, qui vnaient ici, au flanc de la montagne, ramasser les silex ».
On me dira : « Tous ces champignons, tous ces animaux de la forêt qui te font coucou comme chez Walt Disney … c’est juste à cause du réchauffement climatique »
* Très à la mode le substantif "Vivant" est devenu un terme fourre-tout aussi polyvalent qu'un couteau suisse.
** Oui, c’est une hyperbole.
Arte Sella Theatre “The Cube” di Rainer Gross, 2015. Installation artistique permettant d’apprécier une performance esthétique (pièce de théâtre, concert etc.) dans un cadre très chargé de sollicitations sensorielles.
(Suite) Comme les communautés bariolées qui se réunissent à l’automne sous la houlette d’un spécialiste pour être initiées aux mystères du brame, moi aussi je fantasme*. Je me permets donc d’imaginer que, derrière les motivations officielles (« J’aime la nature et je tiens à la connaître dans tous ses replis … ») l’esprit de l’éco-touriste soit traversé par des « parasites » qu’il n’a aucune envie de nous faire partager*. Derrière les explications officielles et les fantaisies individuelles, sur le plan fonctionnel, il y a l’attrait du cadre : le plaisir de se retrouver tous ensemble dans un décor majestueux, prêts à l'avènement d'une manifestation sonore qui aura l’effet d’une épiphanie. Il n’y a pas d’encens, remplacé par des arômes tout aussi prégnants, mais tous les éléments contribuant au sentiment du sacré sont réunis. L’architecture des cathédrales gothiques ne tire-t-elle pas son inspiration de la végétation arborée?
On appelle synesthésie l’association de plusieurs sollicitations sensorielles (visuelles, olfactives, sonores, tactiles), qui convergent dans une même expérience. Le beau de ces expériences est qu’en jouant sur les instincts, donc sur des réactions éthologiques, elles permettent de donner du sens à des choses qui, prises singulièrement, n’ont pour nous qu’un charme relatif. On procède par addition. La marche en montagne m’intéresse moyennement ? Les quatuors de Schubert me fatiguent ? Il suffit que ces mêmes quatuors soient joués à l’aube, et à 2000 mètres d’altitude, pour me réconcilier à la fois avec la musique de chambre et avec l’alpinisme*.
La surabondance des sensations aide à compenser la carence de sens.
Même dans le cas du brame il est question de sens, mais au pluriel : cet appel libidineux venant du fond des bois nous parle des sens ( les nôtres et ceux de la bête) et de leur force impérieuse.
(À suivre).
* Et pour rendre compatible la musique de chambre, qui comme son nom l’indique serait à jouer dans un espace restreint, avec l’immensité des pâturages alpins.
Il y a quelques jours, sur les marches du jardin, il y avait une grive morte. Elle était dodue et encore tiède. Sur le corps, aucune trace de violence. Empoisonnée ? Très improbable. Assassinée par un chat ? Il y aurait eu des plumes partout. Un avertissement de la mafia qui désormais fait la pluie et le beau temps partout, même en Vénétie ? (Cette fois c’est une grive, la prochaine ce sera une tête de cheval …)
Je me suis demandé s’il fallait l’enterrer. Après j’ai décidé que, puisqu’on ne se connaissait pas … enfin, pour tout avouer, je l’ai balancée dans la broussaille, de l’autre côté de la route, où les visiteurs de la nuit ont sans doute procédé à sa dissolution.
En rentrant à la maison, j’ai remarqué une plume minuscule qui vibrait au beau milieu de la fenêtre. Alors j’ai tout compris. La journée était radieuse et la fenêtre réfléchissait le ciel, un ciel automnal d’une pureté extrême. La grive s’est trompée et au lieu de s'élancer vers le ciel, s’est projetée contre la vitre.
Et c’est là que l’histoire devient sordide.
Pendant un moment, comme dans une interférence radio, mon cerveau reptilien a pris les commandes : « Tu es vraiment bête. Mais tu n’as pas compris que c’était un don ? C’était pour toi, cette belle grive dodue. Tu n’avais qu’à la plumer, la préparer avec quelques lardons et deux ou trois baies de genévrier. Quel manque de reconnaissance ! Quel gaspillage ! ».
Si j’étais une grive, aimerais-je mieux finir mon dernier vol dans l’estomac d’un humain ou dans celui d’un non-humain ?