jeudi 4 juillet 2019

Du bon usage des émotions. (À propos de l’écriture ethnologique et d’un ouvrage récent de Martin de la Soudière)



 
Martin de la Soudière (à droite) dans les Hautes-Alpes en compagnie d'André, le berger-poète.

On parle beaucoup, chez les ethnologues, du retour du sensoriel. « On a réduit trop longtemps le réel à ses structures logico-symboliques  et à ses contraintes socioéconomiques », dit-on dans le milieu,  « et aujourd’hui on redécouvre l’importance des perceptions, des émotions, des affects ». C’est sans doute vrai. Le problème est que le sensoriel, souvent, est traité par ses « découvreurs » de manière scientiste, avec un jargon de cognitiviste ou de vivisecteur. « Très juste, répond le « vivisecteur », mais c’est pour rester dans le champ de la science. Il faut bien objectiver, pour être scientifique.  Quand on subjective, on fait de la littérature ».
Lorsqu’on est touché par la grâce, cependant, on peut conjuguer les deux. C’est le cas de Martin de la Soudière  qui dans son récent ouvrage « Arpenter le paysage »* arrive à croiser son expérience personnelle (qui devient, dans le texte, l’expérience d’un acteur social  particulièrement bien renseigné) avec les théories et les pratiques du paysage d’une multitude de peintres, d’écrivains, de géographes.Voici juste un passage reconstituant de l’intérieur, sans faire appel à aucune catégorisation,  l’ « empathie aussi soudaine qu’involontaire » qui peut relier le voyageur « avec un endroit très précis, un coin de campagne, une essence d’arbre  (…) un type de temps aussi, ou avec une saison … » :

« C’est, entre autres, pour cela que je m’y attache depuis longtemps, y voyageant comme dans autant de paysages imprévisibles et successifs. Soudain je ne vois plus qu’eux. Suffiront à faire l’affaire : en novembre une matinée de demi-brouillard – un temps bleak, comme le dit la langue anglaise – à l’orée d’un hameau ; un simple carrefour ou une croix de chemin ; une ferme énigmatique ; un sentier sous la neige ; fin mai un pré de narcisses blancs. Labiles, de nouvelles ambiances ont ainsi, régulièrement, le don et le pouvoir de se lever, pour moi tout seul. Par surprise.  Autre exemple, l’autre jour, pour une fois j’ai même photographié : l’éblouissement soudain, le ravissement que m’a procuré au petit matin la luminosité de l’hiver, le bleu cru du ciel répondant alors à cet autre bleu-blanc dont se déguise la neige en montagne. Ce jour-là, près du mont Mouchet, figés, parfaitement immobiles, silencieux, émergeaient sur fond de sol enneigé, je ne voyais qu’eux, les troncs gris des fayards (en occitan, le hêtre) et ceux de quelques maigres pins sylvestres (pas de chênes, trop superbes et triomphants à mon goût) mangés de lichen, échevelés et sans style, comme j’aime que soient les arbres. Ils semblaient (me) dire quelque chose ».

*Martin de la Soudière Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019, p. 238-239

1 commentaire:

  1. Certains néo-ruraux ne sont pas enclins à se laisser surprendre par de nouvelles sensations :
    « Face aux plaintes qui se font de plus en plus fréquentes, le maire d’un petit village de Gironde […] a publié une lettre ouverte remise aux parlementaires dans laquelle il réclame que «le chant du coq, l’aboiement familier du chien, la cloche de l’église, le meuglement des vaches, le braiment de l’âne et le pépiement des oiseaux soient proclamés patrimoine national. Et qu’aucun procès ne puisse leur être intenté!»*

    *Aude Bariéty, lefigaro.fr

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