(Dernier épisode) Et c’est en
remontant une pente goudronnée que la modernité vient à notre rencontre. Un
homme masqué descend à grands pas, comme s’il venait d’accomplir une mission. Il
montre sa langue, la tête entourée par des cheveux fauve en pétard qui forment une sorte de crête. « Excusez-moi, lui dis-je, me permettez-vous de vous prendre en photo ? »
« Ça ne se fait pas comme ça, nous répond-il, je dois me préparer ».
Il se plante au milieu de la ruelle, les jambes légèrement écartées.
J’attends un instant et je prends ma photo. C’est à ce moment qu’il ouvre grand
son imperméable pour étaler un phallus de proportions considérables
(artificiel, je crois). On le remercie et il repart. « Mince, il a baissé
le rideau trop vite ». Heureusement,
l’ami qui est avec moi a réussi à réaliser le cliché : « Tu me
l’envoies ? C’est pour mon blog ». « Bien sûr ».
Ce qui nous amène vers la
conclusion. « L’exhibitionniste, ai-je pensé, voilà une figure de la
modernité, un masque qui échappe à la tradition dolomitique, un emprunt
métropolitain, tout aussi hors contexte qu’un imperméable dans cette région de forgerons,
de guides alpins et de moniteurs de ski ».
Je me dis plusieurs choses à la
fois. 1) C’est un masque tout aussi double que la Gnaga puisqu’il héberge, dans un seul support, deux individualités*. 2) Je pense à la frustration de son porteur,
obligé, en présence des enfants, à garder implicite la partie luciférine de son
identité. Je ne l’ai pas vu en action. Comment opère-t-il ? Scrute-t-il l’horizon
avant de faire papillonner son imperméable ? 3) Sur
le plan de la logique du Carnaval, de sa grammaire, cette trouvaille est
impeccable : elle normalise un comportement déviant, elle fait imploser
dans le périmètre de sécurité du cadre festif des fantasmes pervers portant
atteinte à l’ordre de la société. C’est bien ce qu’on demande à cette
institution millénaire. 3) Une apparition de ce genre est encore possible ici,
dans un bourg perdu de la montagne italienne. Le serait-elle aussi dans un
carnaval citadin ? Peut-être, mais au risque de susciter des réactions
véhémentes du type : « Il faudrait mettre fin à ces vieux relents
phallocratiques » ou, plus argumenté : « On ne peut pas tout accepter :
ce masque priapique est un résidu obscène de la culture patriarcale. Remplaçons-le par des masques moins machistes et plus inclusifs », « Je porte plainte! » etc. 4)
D’accord, mais un carnaval moralisé, déconstruit, où on censure tout ce qui
fait scandale, n’est plus un carnaval. C’est comme une bière sans alcool.
En tout cas, tout en ayant le
sentiment de trahir le carnaval et de contribuer à l’entreprise de castration
de l’imaginaire collectif qui avance masquée sous le drapeau progressiste, j’ai
décidé de ne pas afficher le cliché « avec phallus » sur mon blog**.
- Comment, tu n'affiches pas
l’exhibitionniste sur ton blog ?
- Oui, je le mets, mais sans la
scène centrale. Je garde seulement les deux photos qui précèdent et suivent l’exhibition.
- C’est lâche. Ce n’est pas comme
ça que tu vas faire le buzz!.
* Le
phallus, comme le scénarise si bien Alberto Moravia dans son roman Moi et lui
(1971), ayant sa personnalité, son indépendance et son point de vue sur le
monde. (Cela doit valoir aussi pour l’autre sexe, je suppose).
** Un blog dans lequel je prends
soin de ne pas montrer, même pour de « bonnes
raisons », des images faciles (de victimes martyrisées, de bêtes
souffrantes etc.) attirant à bon marché l’attention du public. En me réclamant
moi aussi du progressisme (le progressisme critique que recommande de temps en temps), j’en profite pour rappeler la nécessité de démasquer
les « nouveaux curés » qui, au nom du progrès moral, jouent un rôle
de plus en plus lourd dans l’érosion de notre liberté.