mercredi 24 mai 2023

Faut-il réhabiliter le sens commun?



Jean- Michel Folon : Foule II

 

Est-ce que l’acteur social a tojours raison ? C’est la fausse question que j’aborderai demain, 25 mai, dans le cadre du 147e congrès du CTHS « Effondrements et ruptures » (Toulouse, 23-26 mai 2023).

Voici le programme de notre atelier :

Ruptures épistémologiques. Faut-il croire les acteurs sociaux ?

Atelier du matin :

Sergio Dalla Bernardina  Professeur d’ethnologie à l’UBO, LAP (EHESS-CNRS)

Le roi est-il vraiment nu ? Sagesse populaire et épistémologie.

La mode est à la réhabilitation des savoirs profanes, comme on les appelait autrefois dans certains milieux scientifiques. C’est que les profanes, souligne-t-on aujourd’hui, ne sont pas profanes du tout.  C’est même le contraire : ils vivent dans un monde construit par eux-mêmes, comment pourraient-ils ne pas le comprendre ? Le vrai profane, éventuellement,  est l’anthropologue, notamment lorsqu’il utilise des catégories allogènes pour décrire les réalités indigènes. Et encore plus  lorsqu’il prétend voir des choses que ses « observés » ne voient pas et dont ils nient farouchement l’existence. Ça aurait été le cas de René Girard, par exemple,  s’il avait prétendu commenter la chasse à courre ou la tauromachie à partir de son arsenal conceptuel. Puisque Girard ne l’a pas fait, nous tenterons de le faire à  sa place. Pour plaisanter, mais jusqu’à un certain point.

Benoît Fliche (Directeur de recherche au CNRS, anthropologue, IDEMEC CNRS-AMU)

Que faire du sujet de l’inconscient en Anthropologie ?

Que faire du sujet de l’inconscient en Anthropologie ? La question n’est pas redoutable en raison d’un choix qu’il conviendrait de faire mais parce qu’elle repose sur trois « absences », ou angles morts, dans les trois domaines que nous sommes supposés articuler dans cette question. L’anthropologie semble d’abord avoir un premier angle mort, à savoir qu’elle manque elle-même, paradoxalement, d’une
anthropologie une théorie de l’humain à la différence de la psychanalyse qui s’en est constituée une, fondée essentiellement sur une théorisation de l’inconscient. Deuxième absence :  l’inconscient. Là encore, de quoi parle-t-on si ce n’est d’un manque ? Sommes-nous devant des chaînes opératoires leroi-gourhaniennes incorporées, des habitus (Bourdieu) ou dans des schèmes collectifs que traversent les individus (Jung) ou encore dans une organisation topologique des signifiants (Lacan)? Enfin le sujet. Si l’anthropologie peut arriver à croire qu’elle fait son œuvre et si l’inconscient peut revêtir une acception plus ou moins consensuelle, le sujet divise, avec deux sens principaux en concurrence, l’un qui le voudrait conscient et maître de lui, un sujet de la conscience donc, et l’autre qui l’appréhenderait comme inconscient et agit par une autre scène. Tout se passe comme si lorsque l’un est présent alors l’autre manque. Pour reprendre l’image de Barthes et du train, soit nous arrivons à voir notre reflet dans la glace soit nous admirons le paysage mais les deux sont difficilement perceptibles simultanément. A l’absence de l’un répond la présence de l’autre. Mon propos sera au final de montrer comment l’articulation de ces trois manques permettra de définir un bord à la question posée. 

Véronique Dassié  Chargée de recherche au CNRS (Héritages : Culture/s, Patrimoine/s, Création/s (UMR 9022)

Faire ou être fait par le terrain : collecte de données, co-écritures et expertises, vers quels positionnements ?

A partir de multiples situations de terrain, je reviendrai sur les conditions de faire de la recherche en lien avec les personnes rencontrées sur ce qu’il est convenu d’appeler un « terrain ». Les conditions d’accès à la parole des informateurs dépendent en effet de leurs propres attentes vis-à-vis de la recherche. De plus, la collecte de « données » de l’ethnologue croise aussi les démarches d’autres collecteurs, engagés au nom de l’art, d’une mémoire ou d’une pratique, produisant des alliances imprévues autour de la recherche.  Questionner ces alliances est d’autant plus important que se multiplient aussi, notamment dans le cadre des prises de paroles sur l’environnement, des formes d’expression « borderlines » de la recherche. Sous couvert de restitutions alternatives et de vulgarisation, se déploient une parole et des écrits revendiqués comme  scientifiques mais dont les conditions de production mériteraient d’être interrogées à l’aune des enjeux de la starification académique. L’objet scientifique, en l’occurrence les forêts, s’y avère finalement être le théâtre de projections sociétales et politiques implicites.

Raffaele Alberto Ventura

PhD Candidate, Mutamento Sociale e Politico. Dipartimento Culture, Politica e Società dell'Università di Torino. Dipartimento di Scienze politiche e sociali dell'Università di Firenze. Laboratoire d'Anthropologie Politique, EHESS Paris

Thomas Hobbes, un intellectuel populiste?

Le philosophe anglais était le représentant d’une classe intellectuelle surnuméraire qui, ne pouvant évoluer professionnellement à l'intérieur du paradigme de la théologie scolastique, finit par l’attaquer en refusant ses fondements épistémologiques. C'est ainsi qu'il peut produire de l'innovation et un changement de paradigme. Son Léviathan constitue une attaque au savoir universitaire de son temps, et peut nous servir comme cas d’étude pour examiner la stratégie rhétorique portée par un outsider afin de delégitimer un paradigme dominant sans en accepter ni les procédures ni les acquis. Il permet d’étudier les conditions socio-historiques d'émergence de certains modules rhétoriques récurrents, que l’on retrouve aussi dans le populisme scientifique contemporain.

Atelier de l’après-midi.

Joël Candau Pr. émérite Université Côte d'Azur - MSHS Sud-Est. Laboratoire d'Anthropologie et de Psychologie Cognitives et Sociales (UPR 7278)

Pensée savante et pensée sachante.

« Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître ». Dans cet incipit du livre A de la Métaphysique, Aristote met l’accent sur notre libido sciendi. Lévi-Strauss (1962 : 23) reprend cette idée d’un « appétit de connaître pour le plaisir de connaître », révélateur d’une « attitude d’esprit véritablement scientifique ». Les processus évolutifs ont fait des humains des êtres sachants. Cette aptitude à une connaissance congruente avec la structure du monde est manifeste dans les savoirs naturalistes, souvent proches du savoir scientifique. Les sciences modernes ont d’ailleurs pour origine les savoirs établis par des chasseurs-cueilleurs, des paysans, des marins, des mineurs, des forgerons, etc. Si la soif de connaissance propre à l’humain a fait ses preuves dans l’incessante activité d’exploration de Gaïa, en va-t-il de même pour l’appréhension du monde social ? Celle-ci, a-t-on souvent argué, est contaminée par la force des préjugés, des croyances naïves et de tout ce qu’on range un peu vite sous l’étiquette dépréciative du « sens commun ». Pourtant, ici encore, on peut montrer que notre histoire évolutive a contribué à rendre assez juste notre compréhension des comportements sociaux. Bref, les êtres humains ont tous une compétence de sachants, qu’il s’agisse du monde physique ou du monde social. La possibilité d’une « continuité entre la pensée « naturelle » et la pensée scientifique » (Piaget 1990 : 228) invalide tout systématisme dans le recours à la rupture épistémologique et amène à questionner le degré de pertinence de l’opposition emic vs etic, un topos de notre discipline.

Références :

Lévi-Strauss C. 1962. La Pensée sauvage. Paris, Plon.

Piaget J. 1990. in Jean Piaget et al. Morphismes et catégories. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé.

Catherine-Marie Dubreuil (Anthropologue)

De l'antispécisme au wokisme: esquisse d'une comparaison, entre continuité et ruptures.

La convergence des luttes revendiquée par les "guerriers de la justice sociale", ou "justice social warriors", c'est à dire les wokistes, n'est pas sans rappeler l'exigence de "lutte globale", associée au militantisme antispéciste français dès les années 80. Ils ont en effet le même goût pour les remises en question, sociales, politiques, culturelles, au nom d'un engagement, en faveur de tous les dominés (antispécistes), de toutes les "victimes" (wokistes). Ils partagent l'écriture inclusive, le choix d'un militantisme polymorphe et ses conséquences, comme source de tiraillements et de rivalité entre les protagonistes. En particulier, la difficile cohabitation féministes /antispécistes, qui non seulement perdure mais s'est amplifiée. Un examen plus approfondi des revendications, des méthodes et des postures, semble indiquer que les points communs s'arrêtent là. Le positionnement par rapport au savoir, à la science, à la raison, est radicalement opposé: références incontournables pour les uns, propos subjectifs douteux pour les autres. Il n'est plus question de critique sociale mais de"déconstruction" systématique. Le souci obsédant de l'argumentation des antispécistes se heurte désormais au refus de dialogue et aux intimidations d'une partie de la sphère "vegan-woke", qui les considère comme des " hommes cisgenres, blancs, dotés d'un capital culturel et social important", et donc comme des complices du système victimaire qu'ils dénoncent.

Hugo Verrier, doctorant en science politique au Centre Émile Durkheim - Université de Bordeaux

Peut-on (encore) leur faire confiance ? Performativité et usages scientifiques des discours politiques

Pour donner suite à une enquête de sociologie visuelle et textuelle menée sur un corpus de professions de foi de candidats « LREM » aux élections législatives de 2017, je souhaite discuter l’intérêt d’une étude d’un discours a priori intentionnel : le discours politique. Celui-ci agit sous le coup de deux types de remarques, mettant à mal son objectivation scientifique. Une première remarque souligne la spécificité intrinsèque de la parole politique : agissant dans le champ de la représentation, celle-ci serait condamnée au fétichisme (Bourdieu, 1984). Une deuxième insiste sur le phénomène récent d’uniformisation des discours politiques, induit par la professionnalisation tendancielle du champ et le recours accru aux stratégies professionnelles de communication (Collovald, 1988 ; Demazière, Le Lidec, 2014). En faisant le choix de les prendre au sérieux, ma recherche considère les discours de propagande électorale comme des actes de lutte pour la définition de la légitimité politique (Agrikoliansky, 1994). Dès lors, il ne s’agit pas pour le chercheur de valider ou d’invalider les conceptions normatives du rôle de représentant que mobilisent les acteurs ; il s’agit au contraire de rendre compte, à partir de ces discours, de la volatilité de ces définitions légitimes, généralement proférées sur le mode de l’allant-de-soi, de l’évidence à faire perdurer ou advenir. Plus largement, je souhaite défendre qu’une exégèse aussi limitée nous renseigne, en parallèle, sur les évolutions dans le champ de la représentation, permettant de dépasser le discours des acteurs pris immédiatement.

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Serge Remy Ngaba, Université Pontificale Grégorienne – Rome, Italie

Théoriser l’activisme et l’alternance politiques au loin. Expertise militante et désidérabilité sociale chez des activistes camerounais en France

La présente communication analyse le niveau d’abstraction démontré par des activistes diasporiques camerounais engagés dans une lutte politique pour l’alternance politique au Cameroun, leur pays d’origine reconnu pour ses habitudes autoritaires. Pendant qu’un « sens commun » fait des milieux diasporiques contestataires africains des repères de chômeurs, d’illettrés, de sans-papiers en quête de papiers, ou des délinquants déguisés en réfugiés alors qu’ils sont en mal avec la justice de leur pays, une pénétration de ces milieux, par l’entrée des camerounais de France, bouscule ces certitudes premières. L’activisme, comme engagement politique sur les terrains du virtuel, des manifestations et d’empêchements tous azimut, devient une véritable politique. La nécessité d’une alternance, qui prend des sens communautaires et d’alternative, ou se réduit à une proposition partisane exclusive, est posée par des activistes ayant gagné en expertise militante. Se situant tous du côté de la justice sociale et démocratique (désidérabilité sociale), ils esquissent des théories fort intéressantes sur la conception de l’activisme et de l’alternance. L’hypothèse qui est engagée consiste à voir comment, loin d’être des écervelés, les activistes diasporiques camerounais de France élaborent des connaissances empiriques de l’activisme et de l’alternance selon leurs parcours migratoire et contestataire respectif. Méthodologiquement, la réflexion s’appuie sur sept entretiens semi directifs avec des activistes, l’observation directe d’une manifestation d’activistes contestataires tenue le 17 septembre 2022 à Paris, place de la République, et un suivi régulier des pages Facebook des activistes interviewés. Ces techniques de collecte de données ont été implémentées dans le cadre d’une recherche doctorale en cours de finalisation, portant sur la participation politique des camerounais de France.

 

 


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