lundi 1 juillet 2024

Pour qui ont voté les chasseurs ? J’ai un doute*

 

 Couverture de la revue Venatoria (Cynégétique), organe officiel de la Fédération nationale fasciste des chasseurs italiens.

Deux ethnologues  ont joué un rôle important au tout début de mon évolution professionnelle  : Pietro Clemente, à Sienne, qui m’a introduit au « folklore progressif » (réhabilitant les savoirs vernaculaires et la créativité populaire) et  à la pensée d'Antonio Gramsci. Ses cours de  Littérature des traditions populaires  nous faisaient saisir la noblesse morale des études sur les « vaincus ». Ils nous donnaient envie de devenir des « intellectuels organiques »** et de travailler en synergie avec les « classes subalternes »  pour lutter contre la « culture hégémonique » et contribuer ainsi à l’ émancipation des « damnés de la terre »***.  Christian Bromberger, à Aix-en-Provence, a suivi et encouragé mes recherches sur la chasse, acceptant de diriger une thèse dans un domaine qui pouvait paraître ringard mais dont il avait saisi tout l’intérêt anthropologique. C’était rare à l’époque.  Tout au long de ma carrière, j’ai poursuivi avec passion mes enquêtes dans cet univers en déclin qui, en dépit de sa perte de légitimité,  reste un lieu d’observations stratégique pour la compréhension des rapports entretenus par  notre civilisation avec le monde de la nature – des rapports qui ont duré assez longtemps pour structurer en profondeur nos perceptions, notre imaginaire, nos  repères symboliques.

Le résultat des dernières élections françaises (et italiennes), me fait penser que le projet gramscien a en quelque sorte réussi, mais en prenant une direction inattendue.  Perdant sa subalternité,  la culture de  la « majorité silencieuse », snobée et mal comprise par les élites, s’est finalement imposée. Fatigués par les élucubrations  des représentants de la culture officielle jugées comme  « fumeuses » et  « déconnectées du réel », onze millions d’électeurs français viennent de voter pour l’extrême droite. Ils n’ont plus besoin d’« idiots utiles » comme moi (l’ont-ils jamais eu, d’ailleurs ?). Leurs « intellectuels organiques » sont bien là : ils s’appellent Marine Le Pen et Jordan Bardella. J’attends de découvrir leurs collaborateurs****.

* J’ai des soupçons, mais le gouvernement actuel, à vrai, dire, a pris plusieurs initiatives en faveur des chasseurs. Voter pour l'extrême droite  serait presque le trahir.

** C’est une formule d’Antonio Gramsci, justement.

*** Cette définition, en revanche, on la doit à Franz Fanon.

**** J’anticipais ces remarques dans mon article « Les confessions d’un traître.» De l’indécence du regard ethnologique et de la manière de s’en sortir ». In (P. Alphandery, S. Bobbé dir.),  Postures et cheminements du chercheur, Communications n. 94, p. 91-107.

5 commentaires:

  1. « Journal Marianne

    Essence ordinaire

    Par Christophe Guilluy
    Publié le 25/06/2024

    Géographe et essayiste, Christophe Guilluy imagine la révolte de la France périphérique (ici renommée Périphéria) après sa « colonisation » par la France métropolitaine (Métropolia), mettant ainsi un terme aux ambitions expansionnistes de cette dernière.

    Métropolia* pensait qu’elle était le centre de l’univers et qu’elle avait donc pour mission de diffuser ses valeurs universelles.
    Elle pensait que son mode de vie devait s’imposer à toutes les planètes, y compris les plus lointaines.
    Dans les années 80, elle décida de coloniser Périphéria*, une planète où l’air était réputé irrespirable dont on disait que les habitants n’avaient pas d’âme.
    Avec seulement une poignée de femmes et d’hommes, de politiques, de journalistes, d’universitaires et une petite armée de mercenaires, Métropolia évangélisa rapidement ce territoire pourtant très étendu et surtout très peuplé.
    La conquête était d’autant plus aisée qu’elle fut précédée et accompagnée par le magnifique travail de « radio métropolia ». L’onde unique qui émettait ses messages 24 heures/24 avait réussi à convaincre les habitants de Périphéria, dociles et accueillants, que la modernité métropolitaine allait les sortir des ténèbres et leur apporter la lumière.

    La lumière fut… mais pas les richesses. En effet, pour asseoir son pouvoir, Métropolia retira à Périphéria toutes ses capacités de productions : l’industrie et l’agriculture furent décrétées obsolètes et inutiles.
    Dans le même temps, Métropolia prit complètement en charge l’administration de Périphéria. Elle fit ainsi voter des lois qui dépossédèrent tous les élus de Périphéria de leur pouvoir en leur interdisant de prélever l’impôt.
    La dépendance des habitants au pouvoir central de Métropolia était totale.
    Guidés par un sentiment de toute-puissance, les dirigeants décidèrent de changer la vie des autochtones périphériques.
    Un jour, par exemple, on interdit tout déplacement en voiture pour le remplacer par une circulation douce, à pied, ou en trottinette électrique ; ce qui sur un territoire aussi étendu que Périphéria était un non-sens.
    Mais persuadée de sa supériorité morale, Métropolia y voyait surtout un moyen d’éradiquer la sous-culture d’un peuple arriéré.

    MÉTROPOLIA, UN « ASTRE MORT »
    Les années passaient et peu à peu les habitants de Périphéria comprirent qu’ils étaient en train de devenir les esclaves de quelques conquistadores métropolitains qui, au fond, ne représentaient rien.
    D’ailleurs, si quelques vagues de colons sont bien venus s'installer sur les littoraux et les beaux villages de Périphéria, ils restaient très minoritaires sur la planète. Peu à peu, les « Périphériques » prirent conscience de leur force et réalisèrent que Métropolia ne régnait pas sur le monde mais seulement sur quelques îlots perdus.

    La révolte culturelle semblait inévitable. Les historiens ont encore des difficultés à dater exactement le démarrage de cette insurrection mais s’accordent pour dire que le référendum gagné par Périphéria en 2005, puis invalidé, a enclenché les hostilités. C’est à ce moment que la bulle politique et culturelle de Métropolia a commencé à se dégonfler, pour se transformer aujourd’hui en astre mort.

    Sur la dernière carte céleste publiée à l’occasion des dernières élections européennes, on ne voit presque plus Métropolia. On ne distingue désormais que quelques points lumineux qui vacillent ; comme si cette planète virtuelle avait enfin retrouvé sa place originelle, celle d’un satellite de la vie ordinaire, de Périphéria.

    *C'est Jean-Claude Michéa qui m'a suggéré de renommer ainsi la France des métropoles (Métropolia) et la France périphérique (Périphéria). »

    Armelle Sêpa

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  2. Cette fable me rend jaloux. J’aimerais avoir la cohérence et la légitimité morale d’un « Périphérique » alors que je n’y parviens pas.

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  3. Peut-on être jaloux des dépossédés* ?
    Pour ce qui est de la cohérence et de la légitimité, je ne vois pas comment on pourrait vous les dénier, les « périphériques » en particulier.
    Ils peuvent être troublés, voire agacés par la sagacité de vos livres sur l’évolution du monde rural, mais au moins n’y trouveraient-ils aucune condescendance.

    *Les dépossédés, livre de Christophe Guilluy

    Armelle Sêpa

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  4. Être jaloux des dépossédés, en fait, serait vraiment bête. Je suis jaloux des dépossédés tels qu’ils sont décrits par Christophe Guilluy. Non pas de leur condition, bien évidemment, mais de leur aura.

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  5. Être jaloux des dépossédés, en fait, serait vraiment bête. Je suis jaloux des dépossédés tels qu’ils sont décrits par Christophe Guilluy. Non pas de leur condition, bien évidemment, mais de leur aura.

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