"Bonne fête du
sacrifice !" Couverture du magazine satirique turc Penguen
2 octobre 2014 (merci à Olivier Givre qui m'a transmis cette illustration ).
"Ils
pénétrèrent dans une cour, un vieillard coiffé d'une calotte sortit à leur
rencontre, et la grand-mère prononça quelques phrases en yddish. Le petit vieux
prit la poule, marmonna quelque chose, la poule rassurée caquetait. Puis il fit
un geste rapide, à peine perceptible mais sûrement horrible, et jeta la poule
par-dessus l'épaule; elle poussa un cri et se sauva en battant des ailes, et le
garçon vit qu'elle n'avait plus de tête; le petit vieux l'avait tuée." Vassili
Grossman, Vie et destin, Paris, Julliard,
p. 193.
Des gestes coutumiers dans
les sociétés traditionnelles prennent de plus en plus des connotations criminelles*.
Après avoir reçu la scénographe Florence Evrard (De la tête à la queue) nous reparlerons de l'"acte sanglant" lundi prochain avec l'ethnologue Olivier Givre dans le cadre du séminaire "L'appropriation de la
nature entre remords et mauvaise
foi. La prédation comme spectacle" (Séminaire EHESS - IIAC-Centre Edgar
Morin 9 janvier 2017 - de 15h à 17h - salle 10 (105 bd Raspail, 75006 Paris -
Séance ouverte au public).
Voici le résumé de son intervention :
Voir et montrer la mort animale. Régimes de visibilité et
d’invisibilisation
du sacrifice sanglant.
Mes travaux sur les recompositions du
sacrifice sanglant, notamment en Islam et d’un point de vue comparatif
(Bulgarie, France, Turquie, Soudan), m’ont conduit à déployer une réflexion sur
les régimes de visibilité et d’invisibilisation, du cacher et du montrer, en
matière de mort animale. Cette réflexion concerne à la fois les manières de
donner à voir ou de cacher la mort animale rituelle, sa représentation et son
traitement médiatique, ainsi que la posture du chercheur lui-même témoin de
l’acte sacrificiel.
Une mort bonne à voir (et à montrer) ?
Alors qu’il est
fréquent de considérer l’abattage comme une « ellipse » entre l’animal et la
viande (selon les termes de Françoise Héritier-Augé, in Vialles, 1987), le
sacrifice semble se présenter à l’inverse comme un acte nécessitant de rendre
la mort visible et attestable. Sa pratique « traditionnelle » implique souvent
l’ensemble de la maisonnée, de la famille (y compris les enfants), voire le
voisinage : brouillant les rapports entre espaces privés et publics, la mise à
mort rituelle constitue un acte social valorisé, que l’on ne cache pas.
Une euphémisation de la mort animale «
moderne » ?
Cette mort « bonne
à voir et à montrer » se heurte néanmoins à différents types de rejet et de
critiques, comme le suggère l’exemple d’Istanbul où l’on observe une dénonciation
fréquente (dans l’opinion publique ou les medias) de la violence de l’acte
sacrificiel ou encore des « ratés » du sacrifice (animaux échappés, blessures,
etc.). D’autre part, la technicisation croissante du sacrifice (abattoirs
ultramodernes, achat du sacrifice « clé en mains » à des groupes commerciaux,
don à distance, etc.) implique fréquemment une euphémisation de la mise à mort
proprement dite (et donc de sa visibilité).
Que peut voir (et montrer) l’ethnologue
?
La question se pose
enfin de manière réflexive dans la pratique du terrain et l’usage fait des
données (images, vidéos, etc.) ethnographiques. La réalisation de supports
visuels durant l’acte sacrificiel pose des questions classiques à la pratique
ethnographique : quel est le degré d’assentiment des acteurs ? Comment
appréhendent-ils la présence (et les pratiques) de l’ethnologue ? Mais dans le
cas présent, elle peut également constituer une « défense méthodologique », une
manière de mettre à bonne distance les affects du chercheur. L’usage de ces
images pose à son tour la question du montrable en matière de mort animale.
* Je commente ce
passage de Vassili Grossman (exemplaire, à mon sens, dans son ambiguïté - il nous incite à la non-violence tout en diabolisant deux pauvres vieillards) dans le chapitre "Du camp au poulailler" de L'éloquence
des bêtes, Paris, Métailié, 2006, p. 145-181-.
Dans le très beau film sur la vie d'une famille dans la steppe mongole, "Urga" du Russe Nikita Mikhalkov (1991), le donné à voir de la mort du mouton ( non sacrificielle en soi et fort explicite) ne soulève aucune connotation criminelle me semble-t-il. Comment le réalisateur arrive-t-il à un tel résultat ?
RépondreSupprimerRien à voir, quoi que ... Sur les nouveaux paquets de cigarettes, la mort, la souffrance ostensibles. On renvoie l'individu à ses responsabilités, comme ça le Grand-tout (l'Etat, l'histoire, le capitalisme etc.) se désolidarise et s'en lave les mains. La classe ...
RépondreSupprimerJe partage ce rapprochement. Je finis un article consacré à Chicken Run (et aux poulaillers en général) en imaginant les habitants d'un monde "plus moral" sortant de la rôtisserie avec un paquet banalisé portant le slogan "nuit gravement à la santé du poulet".
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