La loi du 2 février 2023 interdit l’accès aux grandes étendues naturelles appartenant à des particuliers, sous peine d’amendes allant jusqu’à 750 euros*. On comprend les raisons de cette décision : les amateurs de nature pullulent, ils se disséminent sur les « grandes étendues » comme des sauterelles (qui aiment la nature elles aussi) et finissent par les devaster**.
Les promeneurs n'apprécient pas trop cette loi restricitive et on peut bien les
comprendre : comme nous l'apprennent les historiens, à l'époque où les communautés paysannes ont cédé leurs terres à des
particuliers, c’était à condition d’en pouvoir garder le droit
d’accès. Dans une perspective historique, autrement dit, le propriétaire terrien
qui confisque aux riverains le droit de profiter des anciens « communaux » ne respecte pas les pactes. On pourrait le comparer à un voleur qui joue sur l’opacité
juridique de l’espace qu'il a acheté (et notamment sur l'oubli des conditions du premier contrat et des servitudes qu'il impliquait) pour s'assurer son exclusivité.
J’abordais cette problématique dans la conclusion de l’ouvrage Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés (PUR, 2013, p. 213 et suiv.), intitulée : « La prochaine fois je vous lâcherai les chiens ». En voici le début :
« Le thème des terrae incognitae, au bout du compte, est
éminemment politique. Politique au sens « bas », celui des rivalités entre
voisins, des conflits entre autochtones et néo-résidents. Politique au sens «
noble », parce qu’il nous invite à réfléchir autour des droits du citoyen en
matière d’accès aux ressources naturelles et autour des modalités
d’appropriation du territoire. Il s’agit d’un thème qui a trait à la sphère
publique, mais qui a aussi des implications profondément privées, voire
intimes, car chacun d’entre nous, en tant qu’excursionniste, ramasseur de
noisettes, bird-watcher, aventurier
ou boy-scout s’est familiarisé
avec des lieux qui ne lui appartiennent pas mais qui sont devenus, en quelque
sorte, partie intégrante de son identité. Cette familiarité n’est pas
illégitime. Les formes de la propriété terrienne varient d’une région à l’autre
et généraliser n’est pas facile. Mais certains aspects de l’histoire rurale
justifient, dans leur ensemble, la relative désinvolture avec laquelle le citoyen
estime, encore aujourd’hui, pouvoir se déplacer dans les espaces extra-urbains
sans se sentir coupable. Nous pourrions évoquer le droit assuré à tout
promeneur de parcourir le réseau des chemins vicinaux et d’accéder aux
structures collectives disséminées dans le territoire (chapelles, lieux de
culte, refuges, anciennes ruines, fortifications militaires d’intérêt
archéologique …). Inutile de signaler l’existence de larges surfaces domaniales
ouvertes à la fréquentation publique. On rappellera aussi l’ancienne coutume
rurale de tolérer la libre circulation à l’intérieur des fonds une fois
terminée la saison agricole . Et d’ailleurs, comme nous l’apprennent les
spécialistes, lorsqu’au cours de l’histoire les communautés locales ont cédé
les terrains collectifs à des particuliers, elles ont très souvent conservé les droits d’usage :
exploiter le bois mort, chasser, pêcher, ramasser les herbes et les
champignons, etc. Ces droits, aujourd’hui, sont en train de perdre leur valeur
légale. Quoi qu’il en soit, ils sont souvent oubliés par les nouveaux
propriétaires ou par les héritiers des anciens. C’est ainsi que de nombreux
espaces qui, pour citer Pierre Nora, constituaient de véritables « lieux de la
mémoire collective » (la colline où l’on ramassait les narcisses, le torrent où
l’on pêchait les écrevisses, l’étang où l’on allait nager, le territoire où
l’on chassait …) finissent par être clôturés et par conséquent, si l’on met les
choses en perspective, « confisqués ». (À suivre)
* https://mapetiterando.fr/actualites/loi-engrillagement/
** "Mais non, moi je respecte la nature !". "D'accord, mais tu n'es plus tout seul. Lorsque, dans le même endroit, on est des centaines voire des milliers à respecter la nature ...".
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