Gustave Courbet, Biche morte, 1857
Un jeune chercheur me demande quelques précisions autour du
topos de la « victime consentante » que j’ai mentionné dans ce blog.
Cela m’offre l’occasion de revenir sur un chapitre de La langue des bois * où je reprends un article analysant les
différents modèles rhétoriques utilisés par le chasseur pour justifier sa pratique. Voici un extrait
du paragraphe : « Le modèle romantique : la mise à mort de la
proie comme échange » :
« L’autre figure employée couramment pour nous
présenter l’activité du chasseur sous la forme d’un échange est la métaphore
amoureuse [à coté de la métaphore militaire axée sur la confrontation équitable entre
« nobles rivaux »]. Dans sa version la plus classique, nous voyons la
proie, dont le texte souligne l’extrême beauté, allumer le désir du
chasseur : un désir irrésistible qui justifie ses intempérances :
« Philippe sentait son cœur battre jusque dans ses poignets », écrit
par exemple Pierre Moinot dans son roman La Chasse royale. « C’était la
plus belle bête qu’il eût jamais vue. Il la contemplait avidement. Elle avait
fui pendant des années et des années, sans que personne eût jamais pu la
saisir, et maintenant elle était là, à une trentaine de mètres de lui, livrant
sa vie et sa beauté et jusqu’à cette petite écorchure blanche qui dérangeait le
poil lisse de son ventre. Elle mangeait paisiblement, sans deviner le regard
qui la dépouillait. Elle était prise*.»
Dans d’autres cas, avec des images qui semblent s’inspirer
de la littérature mystique ou des vers des troubadours, le disciple de Diane
évoque l’entrée en scène de la bête comme une sorte d’épiphanie. Les effets de
cette vision presque miraculeuse, alors, ressemblent étrangement aux réactions
du fidèle en présence d’une apparition surnaturelle : tremblements,
fièvre, troubles de la respiration. « Ça remuait bien plus encore côté
cœur » écrit Marcel Scipion aux prises avec « une magnifique
lèbre » (les « lèbres » sont presque toujours magnifiques),
« l’émotion me suffoquait ! Mes jambes en tremblaient**».
« Habillez-vous, malheureux, vous allez prendre mal ! »
lisons-nous dans un récit de F. Arnaud de 1902. « Oh, tant que je le vois
[le chamois], je ne risque rien. – Le feu de la passion ardente du chasseur le
mettait à l’abri de la fluxion de poitrine.»
Possédé par l’image troublante, tombé dans une sorte de
transe, l’admirateur de la bête sauvage passe à l’acte sous l’emprise d’une
force extérieure. Il est donc innocent. Pour être précis, le chasseur ne nous
décrit pas l’apparition de n’importe quelle bête mais bien de sa bête. Cette
nuance, dans la logique du récit, n’est pas sans importance, puisqu’elle permet
de faire passer l’abattage pour l’acceptation d’un cadeau spontané. Ce
serait donc la proie, en dernière analyse, qui « choisit » son tueur.
Ainsi, à bien suivre le raisonnement du chasseur, on ne saurait lui donner
tort. Si les règles du jeu ont été respectées, si les offrandes préalables ont
atteint le niveau requis, la surprise qu’il découvre au bout du collimateur est
vraiment pour lui. Il l’a bien méritée. Et d’ailleurs, pourquoi parler de
surprise ? Appelons-la plutôt acte de reconnaissance. Et cela au double
sens du mot : l’animal, conscient de sa dette, reconnaît « son
chasseur » et lui livre spontanément sa vie et sa beauté.
Pour mieux comprendre le fonctionnement du mécanisme que je
viens d’évoquer, voici un autre exemple, extrait d’un roman de Jean Proal,
concernant la mise à mort d’un chamois : « Tout- à-l’heure »,
écrit Proal, « au moment où la gâchette cédait lentement sous mon doigt,
au moment où le percuteur insensiblement libéré allait s’abattre, où allait se
tendre, où se tendait le trait de mort – ce pont fulgurant jeté entre mon épaule
et l’épaule de la bête, – j’ai éprouvé notre communion, notre parenté, notre
identité. La mort donnée, la mort reçue – la même mort- nous liait soudain. […]
Par je ne sais quelle substitution – par cette communion – le monde que je
venais de décrire revivait en moi, lentement reconstruit assise par assise.
Cadeau royal, la leçon hautaine de cette mort me livrait pour quelques instants
l’accès de plain-pied à “la plus difficile conquête de l’homme : la
possession de soi et la paix intérieure***”.»
Un bel exemple de sublimation, classique dans son genre.
Mais l’aspect qui nous intéresse davantage, c’est la logique de cette
représentation et de celles qui l’ont précédée. Je proposais tout à l’heure
d’envisager nos stéréotypes comme autant de réponses à la question :
pourquoi la victime peut-elle être abattue sans regrets ? Tous les cas
examinés nous donnent la même réponse : parce que sa mise à mort se
déroule dans le cadre d’une transaction. Parce que quelque part, au cours de
l’action dramatique, il y a eu réciprocité, échange, compensation. On le voit
bien : le langage symbolique du chasseur traditionnel est très redevable
du vocabulaire du don. Parler de mise à mort, dans ce contexte, ne serait
d’ailleurs pas très correct. Mieux vaudrait parler de restitution. Proal peut
accéder à son chamois pour une raison. Moinot peut s’emparer du chevreuil pour
une autre. Mais tous nous présentent leur proie comme un interlocuteur, un
sujet qui tant bien que mal a souscrit au contrat, a accepté les règles du jeu.
Une fiction, certes, mais indispensable pour assurer la continuation des
hostilités. Mais passons maintenant au monde contemporain »****.
La première version de ce texte date de 1995. J’ajouterai
actuellement une nouvelle stratégie tout aussi performante, la
justification
« ontologique » : « Si je me permets de tuer le
gibier, c’est dans le cadre de mon modèle ontologique, au sein
duquel tuer un "non-humain", dans le respect des critères prévus, est ce qu'il y a de plus cohérent »).
*Pierre Moinot, La
chasse Royale, Paris Gallimard, 1953
**Marcel Scipion, Le clos du roi, Mémoires d’un berger des
Alpes de Haute-Provence, Paris, Seghers, 1978
***Jean Proal, Au pays du chamois, Paris Denoël, 1948
**** La langue des
bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Paris
Éditions du Muséum National d’Histoire Naturelle, 2020, p. 80 et suiv.