dimanche 3 juillet 2022

Avec l’accord de la victime (c’est toujours mieux)


 

 Gustave Courbet, Biche morte, 1857

Un jeune chercheur me demande quelques précisions autour du topos de la « victime consentante » que j’ai mentionné dans ce blog. Cela m’offre l’occasion de revenir sur un chapitre de La langue des bois * où je reprends un article analysant les différents modèles rhétoriques utilisés par le chasseur  pour justifier sa pratique. Voici un extrait du paragraphe : « Le modèle romantique : la mise à mort de la proie comme échange » :

« L’autre figure employée couramment pour nous présenter l’activité du chasseur sous la forme d’un échange est la métaphore amoureuse [à coté de la métaphore militaire axée sur la confrontation équitable entre « nobles rivaux »]. Dans sa version la plus classique, nous voyons la proie, dont le texte souligne l’extrême beauté, allumer le désir du chasseur : un désir irrésistible qui justifie ses intempérances : « Philippe sentait son cœur battre jusque dans ses poignets », écrit par exemple Pierre Moinot dans son roman La Chasse royale. « C’était la plus belle bête qu’il eût jamais vue. Il la contemplait avidement. Elle avait fui pendant des années et des années, sans que personne eût jamais pu la saisir, et maintenant elle était là, à une trentaine de mètres de lui, livrant sa vie et sa beauté et jusqu’à cette petite écorchure blanche qui dérangeait le poil lisse de son ventre. Elle mangeait paisiblement, sans deviner le regard qui la dépouillait. Elle était prise*.»

Dans d’autres cas, avec des images qui semblent s’inspirer de la littérature mystique ou des vers des troubadours, le disciple de Diane évoque l’entrée en scène de la bête comme une sorte d’épiphanie. Les effets de cette vision presque miraculeuse, alors, ressemblent étrangement aux réactions du fidèle en présence d’une apparition surnaturelle : tremblements, fièvre, troubles de la respiration. « Ça remuait bien plus encore côté cœur » écrit Marcel Scipion aux prises avec « une magnifique lèbre » (les « lèbres » sont presque toujours magnifiques), « l’émotion me suffoquait ! Mes jambes en tremblaient**». « Habillez-vous, malheureux, vous allez prendre mal ! » lisons-nous dans un récit de F. Arnaud de 1902. « Oh, tant que je le vois [le chamois], je ne risque rien. – Le feu de la passion ardente du chasseur le mettait à l’abri de la fluxion de poitrine.»

Possédé par l’image troublante, tombé dans une sorte de transe, l’admirateur de la bête sauvage passe à l’acte sous l’emprise d’une force extérieure. Il est donc innocent. Pour être précis, le chasseur ne nous décrit pas l’apparition de n’importe quelle bête mais bien de sa bête. Cette nuance, dans la logique du récit, n’est pas sans importance, puisqu’elle permet de faire passer l’abattage pour l’acceptation d’un cadeau spontané. Ce serait donc la proie, en dernière analyse, qui « choisit » son tueur. Ainsi, à bien suivre le raisonnement du chasseur, on ne saurait lui donner tort. Si les règles du jeu ont été respectées, si les offrandes préalables ont atteint le niveau requis, la surprise qu’il découvre au bout du collimateur est vraiment pour lui. Il l’a bien méritée. Et d’ailleurs, pourquoi parler de surprise ? Appelons-la plutôt acte de reconnaissance. Et cela au double sens du mot : l’animal, conscient de sa dette, reconnaît « son chasseur » et lui livre spontanément sa vie et sa beauté.

Pour mieux comprendre le fonctionnement du mécanisme que je viens d’évoquer, voici un autre exemple, extrait d’un roman de Jean Proal, concernant la mise à mort d’un chamois : « Tout- à-l’heure », écrit Proal, « au moment où la gâchette cédait lentement sous mon doigt, au moment où le percuteur insensiblement libéré allait s’abattre, où allait se tendre, où se tendait le trait de mort – ce pont fulgurant jeté entre mon épaule et l’épaule de la bête, – j’ai éprouvé notre communion, notre parenté, notre identité. La mort donnée, la mort reçue – la même mort- nous liait soudain. […] Par je ne sais quelle substitution – par cette communion – le monde que je venais de décrire revivait en moi, lentement reconstruit assise par assise. Cadeau royal, la leçon hautaine de cette mort me livrait pour quelques instants l’accès de plain-pied à “la plus difficile conquête de l’homme : la possession de soi et la paix intérieure***”.»

Un bel exemple de sublimation, classique dans son genre. Mais l’aspect qui nous intéresse davantage, c’est la logique de cette représentation et de celles qui l’ont précédée. Je proposais tout à l’heure d’envisager nos stéréotypes comme autant de réponses à la question : pourquoi la victime peut-elle être abattue sans regrets ? Tous les cas examinés nous donnent la même réponse : parce que sa mise à mort se déroule dans le cadre d’une transaction. Parce que quelque part, au cours de l’action dramatique, il y a eu réciprocité, échange, compensation. On le voit bien : le langage symbolique du chasseur traditionnel est très redevable du vocabulaire du don. Parler de mise à mort, dans ce contexte, ne serait d’ailleurs pas très correct. Mieux vaudrait parler de restitution. Proal peut accéder à son chamois pour une raison. Moinot peut s’emparer du chevreuil pour une autre. Mais tous nous présentent leur proie comme un interlocuteur, un sujet qui tant bien que mal a souscrit au contrat, a accepté les règles du jeu. Une fiction, certes, mais indispensable pour assurer la continuation des hostilités. Mais passons maintenant au monde contemporain »****.

La première version de ce texte date de 1995. J’ajouterai actuellement une nouvelle stratégie tout aussi performante, la justification  « ontologique » : « Si je me permets de tuer le gibier, c’est dans le cadre de mon modèle ontologique, au sein duquel tuer un "non-humain", dans le respect des critères prévus, est ce qu'il y a de plus cohérent »).   

*Pierre Moinot, La chasse Royale, Paris Gallimard, 1953

**Marcel Scipion, Le clos du roi, Mémoires d’un berger des Alpes de Haute-Provence, Paris, Seghers, 1978

***Jean Proal,  Au pays du chamois, Paris Denoël, 1948

**** La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Paris Éditions du Muséum National d’Histoire Naturelle, 2020, p. 80 et suiv.

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