jeudi 9 juin 2022

La victime consentante (à 14 euros)


 Image commerciale faisant partie de la série : "La    victime consentante".

 

La Comédie de l’innocence (dans l’usage généralisé que j’en fais dans mes recherches),  prend les formes les plus disparates. Très souvent elle se présente comme une criminalisation de la victime transformée en ennemi. Comme je l’écrivais dans mon article « Une personne pas tout à fait comme les autres, l’animal et son statut »*,  même un animal inoffensif comme par exemple le chamois,  au sein de celle que j’appelle « la métaphore guerrière », peut se transformer en ennemi redoutable. Et s’il n’est pas assez redoutable, je peux toujours emphatiser  mon côté « guerrier ». C’est dans cette perspective que j’interprétais la métamorphose des porcs chez les horticulteurs mélanésiens décrite par Vittorio Lanternari dans La grande festa**. J’introduisais les propos de l’anthropologue italien dans les termes suivants :

 

« […] voilà donc que réapparaît le problème : comment accéder aux viandes porcines sans se rendre responsable d’un véritable délit ? Réponse : en manipulant le statut du cochon. On peut par exemple repousser cet animal domestique sur le versant de la sauvagerie en le laissant « s’échapper » dans la forêt (la fuite, par ailleurs, est implicitement une faute...) La récupération du fuyard prendra alors l’allure d’une battue et l’abattage aura pour objet non plus un « membre du village », une « vieille connaissance », mais bien une simple pièce de gibier ».

 

" Dans le cas de la grande fête Gabé, écrit Lanternari,  il faut plusieurs jours, voire des semaines, pour capturer jusqu’au dernier porc et le ramener au village. Le jour fatidique [...] les hurlements, les grognements des porcs rendus furieux par l’emprisonnement prolongé se terminent par d’énormes clameurs lorsque les indigènes, en tenue de guerrier et en ordre de bataille, se lancent brandissant leurs massues [...]. Avec autant d’ardeur que pour un véritable combat, ils frappent à l’aveuglette, dans des hurlements belliqueux, guidés par le chef.» « Plus que d’un sacrifice – conclut l’ethnologue – il s’agit donc d’un carnage où domine le ton de l’exaltation guerrière. Les massues ensanglantées, une fois la tuerie achevée, sont balancées dans la direction du village censé se charger de la prochaine fête Gabé".

 

Et voici l’interprétation que je proposais :

 

« En adaptant cet exemple à la lecture « psychologiste » que nous sommes en train d’ébaucher, il faut d’abord observer que le processus de réification (au double sens de rendre «chose» et rendre reus) semble ici opérer à deux niveaux. Au moment même où il prend le maquis, le porc déserte la société des hommes, perdant ainsi son statut initial sur le plan tant symbolique que moral. De plus, l’emprisonnement transforme son caractère : la victime, comme dans le sacrifice aïnou, est préalablement rendue furieuse (ce qui en italien se traduit par mandare in bestia ; il existe aussi la forme intransitive imbestialire. Ses grognements acquièrent un caractère menaçant, il s’agit désormais d’un ennemi, mieux, d’un forcené. Le processus de criminalisation touche ainsi à sa fin et le massacre, joué sous la forme d’un drame épique, peut se dérouler en toute bonne conscience. Autre aspect qui mérite attention : la mystérieuse ardeur avec laquelle les indigènes, déguisés en guerriers, frappent dans le tas à l’aveuglette. Une lecture psychanalysante saisirait peut-être dans cet excès de zèle les symptômes d’une tendance sadique présente dans la société mélanésienne. Nous avons plutôt le sentiment que cette cruauté exacerbée (cette cruauté prévue et mise en scène), est à interpréter comme une forme de pietas : un discours sur le nouveau statut des cochons, une confirmation par redondance du bien-fondé de l’action entreprise à leur encontre. En d’autres termes, c’est comme si cette exhibition de violence équivalait à déclarer : il n’y a plus de place pour les hésitations ; ou bien l’animal a effectivement changé de nature, et alors conduisons-nous en conséquence, ou bien notre action est illégitime... .

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Une autre stratégie que j’ai tendance à ranger dans la catégorie passe-partout de “Comédie de l’innocence”, consiste dans le stéréotype de la “Victime consentante”, sur lequel je reviendrai prochainement, bien illustré par l’image du poulet qui s’auto-immole  reproduite ci-dessus.

 

P.S.

 

Le poulet en question était bon. Avant de le manger je lui ai dit : “ Ne t’en fais pas trop, il n’y a rien de mal dans ce qui se passe : je prélève l’individu mais je protège l’espèce”

 

*L’Homme, oct.-déc. 1991, XXXI (4) : 33-50, repris dans  La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Les éditions du Muséum d’Histoire Naturelle, 1920, pp. 57-77.

 

*Vittorio Lanternari,  La Grande Festa. Vita rituale e sistemi di produzione nelle società tradizionali, Bari, Dedalo, 1976.

 

 

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