samedi 4 juin 2022

Tu n’es pas cohérent, moi non plus. Le coming out d’un Trickster

 


Je reviens souvent sur l’attitude « sacerdotale » des acteurs sociaux dont je cherche à étudier les conduites :  le chasseur qui se prend pour un druide pratiquant des rites ancestraux dans la nature « sauvage », l’écologiste inspiré qui rentre dans la forêt comme s’il allait à la messe, l’animaliste qui pond des sentences sur la vie et sur la mort comme s’il était  Zarathoustra. Chacun revendique l’unité de son point de vue, la cohérence du système « ontologique » dans lequel il évolue et dont il est le gestionnaire.

Depuis longtemps, en soulignant le caractère contradictoire de ces comportements, j’ai pris l’habitude de me référer à la figure du Trickster, cette figure « universelle », centrale dans la mythologie winnebago, qui a laissé ses traces dans les littératures les plus disparates*. Le Trickster est, dans son essence, une figure ambivalente, capable des actes les plus sublimes et des gestes les plus répréhensibles**.

Il me parait évident que nous sommes tous des Tricksters (pas seulement les chasseurs, les touristes et les écologistes). Nous sommes tous plusieurs instances à la fois. Partir de ce présupposé rend plus difficile de dresser des tableaux cohérents concernant un « ethnostyle », un « ethos », une « ontologie ».

Dans La langue des bois. L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, (Paris Muséum d’Histoire Naturelle, 2020) je résume  ce point de vue dans les termes suivants : 

 

« Ce que je retiens de l’enseignement de ces auteurs (je parle de Freud, Frazer, De Martino, je reviendrai prochainement sur René Girard qui occupe une place significative dans ma réflexion autour des rapports entre violence et « mauvaise foi ») c’est l’image d’une humanité inaccomplie qui, tout en tendant vers la raison, reste confuse et contradictoire. J’aime l’idée que le sujet des sciences humaines puisse être appréhendé non pas comme un acteur cohérent qui évolue au sein d’un univers ordonné dont il faut déceler les codes, mais comme une sorte de trickster, de décepteur engagé dans un bricolage perpétuel pour concilier norme et désir, élans iréniques et impulsions antisociales : une sorte de Janus bifront tiraillé entre le besoin de lucidité et la nécessité de mentir aux autres et à lui-même, un personnage ambigu qui trouve dans la pratique rituelle et dans la production mythique ses instruments expressifs et ses cadres de légitimation. Bref, une créature désirante dont l’inconscient n’est pas seulement cognitif ».


* C’est une figure qui me charme et à laquelle j’ai consacré plusieurs articles cf., par exemple :  Une place dans la nature. Boiteux, borgnes et autres médiateurs avec le monde sauvage Communications,  Nouvelles figures du sauvage 2004 n. 76 pp. 59-82

** cf, à ce propos, Paul Radin, Charles Kerenyi, Carl Gustav Jung, Le Fripon divin, Georg éditeur, 1993 [1958]


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