dimanche 24 janvier 2016

L'amélioration du vivant (autour du bien-être animal et végétal)




Philodendron perfectionné par Karine Bonneval

«Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard des rues, était arrivé au Palais-Royal, et devant la vitrine de Chevet s’était frappé le front : une énorme tortue était là, dans un bassin. Il l’avait achetée : puis, une fois abandonnée sur le tapis, il s’était assis devant elle et il l’avait longuement contemplée, en clignant de l’œil.
Décidément la couleur tête-de-nègre, le ton de Sienne crue de cette carapace salissait les reflets du tapis sans les activer ; les lueurs dominantes de l’argent étincelaient maintenant à peine, rampant avec les tons froids du zinc écorché, sur les bords de ce test dur et terne. Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de concilier ces mésalliances, d’empêcher le divorce résolu de ces tons  (...). Il se détermina, en conséquence, à faire glacer d’or la cuirasse de sa tortue.  Une fois rapportée de chez le praticien qui la prit en pension, la bête fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées par un artiste d’un goût barbare. Des Esseintes fut tout d’abord enchanté de cet effet ; puis il pensa que ce gigantesque bijou n’était qu’ébauché, qu’il ne serait vraiment complet qu’après qu’il aurait été incrusté de pierres rares». (Joris-Karl Huysmans, À rebours, chap. VIe).



D'autres artistes, plus récemment, nous ont invité à réfléchir autour de la manipulation esthétique du vivant. La plasticienne Karine Bonneval, par exemple, a "embelli" des plantes d'appartement comme on pourrait le faire dans un institut de beauté : "Des plantes sont augmentées de manière anthropomorphique, travesties par des parfums et des rajouts qui renvoient à une esthétique humaine (ongles, cils, cheveux)"*.
Angela Singer, de son côté, a pris l'habitude de recycler des animaux taxidermisés en soulignant/cachant  leurs blessures par des boutons, des perles et autres ornements colorés.



Carcasse de renard agrémentée par Angela Singer 

D'où cette question vaguement imbécile (c'est juste pour accroître le désordre dans le grand débat sur les frontières ontologiques ): si j'étais une tortue, serais-je fière d'avoir été arrachée à mon destin de reptile ovipare pour devenir une icône de la littérature décadente? Si j'étais un philodendron, serais-je content d'avoir été repéré par Karine Bonneval, transpercé, soigné, exposé à Versailles et promu à la postérité? Si j'étais une pièce de gibier, serais-je heureuse d'avoir été  tripotée  par Angela Singer (deuxième tripotage, après celui du chasseur), fourrée de perles pour la bonne cause et livrée à la curiosité du public? 

Qui saurait le dire? Les intéressés ne sont plus là pour nous en parler. Il faudrait demander à leurs proches.

J'aborde la question des "monstrations ambigües" lundi prochain dans le cadre du séminaire "L'appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi" Mon intervention s'appelle : "Le mort reconnaissant :  les bienfaits posthumes de l'animal naturalisé  (EHESS, de 15h à 17h - 105 bd Raspail, 75006 Paris, Salle 5).

* présentation de l'exposition :  Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés, Versailles, La Maréchalerie18 janvier -17 mars 2012 ).




2 commentaires:

  1. Quel plaisir de retrouver Huysmans sur votre blog! Je suis contente que des Esseintes vous ait inspiré. Je ne connaissais pas du tout le travail de Karine Bonneval, mais il m'intéresse beaucoup, car son oeuvre me fait étrangement penser à quelques romans décadents dans lesquels les fleurs sont manipulées quasiment génétiquement afin de les rendre plus esthétiques, plus artificielles. Je pense, par exemple, au roman de Rachilde, "Monsieur Vénus", dans lequel le personnage principal est un "homme qui fait des fleurs". Si vous arrivez à mettre la main sur le roman "Les hors-nature", de Rachilde, je vous le conseille également très vivement. Je pense qu'il pourrait vous intéresser. D'ailleurs, vous pourriez aussi lire "L'Animale", toujours de Rachilde. Dans ce roman très étrange, Rachilde s'intéresse aux rapports hommes/animaux, et plus particulièrement femme (névrosée, bien sûr!)/chat. J'aurais beaucoup aimé suivre votre séminaire, à Paris...

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  2. En fait, c'est votre évocation de la tortue de Huysmans qui m'a fait penser à Karine Bonneval. En consultant le catalogue de son exposition on découvre que Huysmans fait bien partie de ses références. Rien de plus cohérent, finalement.

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