Antonio Pisanello Saint Georges et la princesse de
Trébizonde,
1433-38 environ. Détail.
Cette histoire des pommes en plastique me fait penser à Claude
Lévi-Strauss et au fonctionnement de la pensée mythique. Parmi ses opérations
courantes, je reviens souvent sur cette histoire, le mythe aime bien
l’inversion symétrique : si un personnage est fort, franc et généreux, son
symétrique inversé sera faible, déloyal et radin. C’est ma manière de penser
les lauriers : si j’aime le laurier classique, celui qui orne le front de César et de Dante, c’est
que je déteste le laurier-cérise. « Détester » peut sembler exagéré, mais la
pensée mythique aime bien les contrastes : si une plante est noble, son
double inversé ne peut pas être simplement moyen, il est forcément ignoble. Je
le déteste depuis mon enfance, déçu par ses fruits prometteurs, alléchants,
qu’on m’avait interdit de manger car ils sont âpres et toxiques, mais que j’avais néanmoins goûtés à deux ou trois reprises juste pour vérifier (on
ne sait jamais)*. Comme tous les enfants j’aimais le kitch et la brillance de
ses feuilles sans nuances, sans imperfections, me séduisait. On pourrait
soupçonner le laurier-cérise d’avoir été inventé par les ingénieurs de l’INRA
dans les années 1960, en même temps que les pommes siliconées dont j’ai déjà
parlé. Loin d’inspirer les poètes par ses effluves envoûtants, il est
parfaitement inodore, célébrant, au mieux, le manque d’inspiration du lauréat. Mal-aimé, il
remplit néanmoins un rôle précieux dans mon jardin. Par son écran épais il rend
plus difficiles les tentatives du promeneur (que nous sommes) de lorgner
distraitement sur ma vie privée**. Les
promeneurs les plus distraits, de temps
en temps, arrivent à pénétrer cet écran
quasi-artificiel. Sur fond monochrome, j’aperçois
alors leurs têtes inattendues, couronnées de laurier comme celle de Napoléon.
Sachant
que j’aimerais le remplacer par une haie
de charmes, mon laurier-cérise bride au maximum
ses pulsions expansionnistes bien connues. Pour l’instant ça va. Il a été planté par
mes parents, c ’est un grand point en sa faveur. Et il a un autre nom, que je
trouve merveilleux et qui lui donne une aura féérique, médiévale : le laurier de Trébizonde. Perdere la trebisonda, en italien,
signifie être confus, désorienté. C’est souvent mon cas.
*
En fait, je mangeais les baies de l’if, pourquoi n’aurais-je pas mangé celles
du laurier-cérise ?
**
C’est ce qu’on demande aux haies en général.