James Doyle Penrose (1920)
(Suite) Heureusement il restait un peu de place, dans notre jardin/catalogue, pour remédier à notre erreur. Et nous savions comment procéder. Oui, parce que en grimaçant à la dégustation des Granny Smith qui prospéraient acides dans notre jardin, nous nous disions : « Ah, tu te souviens … autrefois, les pommes Rosetta quel délice. Elles étaient petites, oui, et bannies par ces agronomes ineptes qui ont tout uniformisé. Bande de technocrates … Mais elles étaient parfumées comme tout, et croquantes, et bien de chez nous ». Elles n’étaient pas originaires de chez nous, comme il s’avère souvent chez les plantes et les animaux promus au rôle d’emblèmes identitaires*, mais peu importe. Elles représentaient ce « chez nous » mythique qui nous permet de nous émouvoir, de simuler la concorde et de nous fédérer contre les autres. « Elles ont pratiquement disparu mais il y a encore quelqu’un, dans des vallées perdues, qui a gardé quelques bourgeons et entretient la flamme».
Nous avons trouvé ce « quelqu’un » à l’adresse qu’on nous avait donnée. C’était un pépiniériste bien connu dans la région. Il nous a fait choisir. Ça n’a pas été très facile, tellement les plants se ressemblaient. « C’est pas moi qui les cultive, c’est un vieux paysan qui habite dans une vallée perdue … ». Le même paysan, j’imagine, qui produit les célèbres cuvées : « La vieille vigne », « La cave du curé » et l’inoubliable eau de vie : « Derrière les fagots ».
Puisque ce
pommier tardait à nous livrer ses
prototypes, j’en ai acheté un second. À l’époque je commençais à lire René
Girard et l’arrivée de ce « double monstrueux », selon mes
prévisions, aurait dû déclencher la rivalité mimétique. C’est bien ce qui s’est passé. Quelques années
plus tard les deux antagonistes ont commencé à s’humilier mutuellement par des
pontes de plus en plus abondantes. Un
vrai feu d’artifice. Au lieu d’être acides comme les Granny Smith, leurs petites pommes jaunes
et roses étaient fades. Particulièrement fades. Peut-on être fade et atavique à la fois ? C’est
difficile à admettre. Mais moi, par rapport à l’époque yéyé de mes
débuts jardiniers, j'avais mûri. Plus question de nier l’évidence. Je jouais plutôt sur l’effet placébo. Et je
le fais encore aujourd’hui : à la fin des vacances, avant de prendre le
volant pour rentrer en France, je choisis la pomme la plus rose, la plus
« ancestrale », je la regarde intensément, je murmure « C’est
une vraie Rosetta, c’est une Rosetta, c’est une Rosetta … ». Je la croque … elle
est sublime. (À suivre)
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