mardi 13 juillet 2021

L'inquiétante étrangeté (9). L’agentivité des morts

 


 

(Suite) Mais est-ce que les morts collaborent vraiment ? Dans mes rêveries de « non-moderne », je me figure les morts comme s’ils étaient au cinéma. Ils regardent, ils s’émeuvent, mais ils  ne peuvent rien faire. Ils espèrent juste que ça se termine bien. Ou, plutôt, ils espèrent que ça ne se termine pas.  Oui, parce que le sujet du film est leur « projet d’être là » : réussiront-ils à rester là encore un peu, dans les actions et dans la mémoire de leurs descendants ? D’autres morts, toujours dans mon imaginaire, assistent au spectacle et souhaitent le contraire. Ils peuvent faire partie du même collectif mais, pour des raisons que je n’ai pas le temps de détailler ici, ils seraient heureux que ce projet échoue, qu’il n’y ait plus de griffons à commémorer, de crèches à sauver, de merles à réintégrer en grande pompe dans le laurier d'où ils avaient été délogés. Ils aimeraient qu’il n’y ait plus de témoins, plus d’ancêtres, plus rien. Et lorsqu’un vivant, par son action mortifère, contribue à l’instauration du désordre, du chaos, ils s’en réjouissent. Du point de vue des fondateurs du collectif*, qui tiendraient à rester là encore un peu,  ces interventions sont de véritables trahisons : « Mais comment …  mais ce n’était pas prévu par le scénario, on était d’accord que … », « Ce n’est pas possible, si j’avais pris cette disposition c’était bien pour … », « Quelle désillusion, quelle tristesse, quelle rage. C'est déloyal, c'est pervers. Il faudrait faire quelque chose … ».

On s'étonne, on s'indigne,  mais on ne fait rien. Cela tendrait à prouver que les morts, ne serait-ce que dans certains domaines, n’ont pas le moindre pouvoir.


*Je parle ici d’un "collectif" minimaliste et complètement idéalisé. Je l’imagine, encore une fois, comme une dynamique : la poursuite dans le temps du projet fondateur d’un couple de géniteurs désireux de se pérenniser dans leur descendance. Je me figure ce soi-disant collectif (un collectif « pour ainsi dire ») comme une sorte de convoi qui avance dans l’inconnu, composé par quelques humains, quelques bêtes, quelques esprits et quelques objets  « inaliénables » cachés dans la caravane. Inutile de rappeler que plein d’autres collectifs minimalistes, basés sur d’autres critères, sont possibles et émouvants dans leurs différentes  projectualités.

3 commentaires:

  1. Hier soir, j'ai regardé un épisode de Strip tease, la fameuse émission belge, consacré au docteur Raymond Martinot qui avait mis sa femme dans un congélateur (après sa mort, bien sûr), dans l'espoir que les progrès de la science lui permettrait un jour de la ramener à la vie. L'épisode est dérangeant à cause du médecin, qui a des airs de Céline et fait savant fou ; du congélateur, qui est énorme, enchaîné dans une crypte avec une photo de la défunte dessus ; enfin à cause des visiteurs, guidés par une dame qui veut se faire passer pour une aristo mais qui a surtout l'air d'une hystérique - des visiteurs disais-je, qui se plaignent que le congélo n'ait pas de vitre pour qu'on puisse voir le corps. Poussé par une curiosité malsaine, j'ai regardé la suite de l'histoire sur internet : le docteur s'est à son tour fait congeler après sa mort, mais une panne d'électricité, qui a duré quelques jours avant d'être détectée, a convaincu son fils (qui devait n'attendre que cela), de faire incinérer tout ce monde pour désengorger la cave du château familial (il aurait quand même pu les enterrer parce que, comme disait Céline, un squelette, c'est toujours plus proche d'un humain qu'un tas de cendres). En écrivant ces lignes, je pense à ce livre de Barjavel où les riches conservent les cadavres dans des postures familières, mais hier soir je me suis dit que cette panne de courant était une bonne chose, et que le médecin s'était peut-être dit, au moment de mourir, qu'il aurait mieux fait de se faire enterrer comme tout le monde.
    Pour me rapprocher (un peu) de votre propos, je pense que, s'il y a une vie après la mort et que nous ne conservons pas notre mémoire, ce n'est pas tellement différent d'une disparition totale. Vous me direz que disparaître, cela peut-être enviable si l'on a eu une vie atroce ; personnellement, si ma vie n'est pas extraordinaire, je ne veux pas en perdre le souvenir. Il y a, dans la série télé Highlander (qui n'est vraiment pas très bonne), un personnage très intéressant, celui du plus vieil immortel, qui a au moins 5000 ans : eh bien, il est tellement vieux qu'il a dépassé la capacité qu'a le cerveau humain d'enregistrer. Les choses s'effacent au fur et à mesure et il ne se souvient plus des 1000 premières années de sa vie. En quoi est-il immortel, au fond ? Quel est l'intérêt ? Moi, je veux me souvenir de mon enfance, de mes parents, et de la fois où, à huit ans, j'ai bu cul sec un verre de whisky pour impressionner mon petit frère Paul, qui a toujours été le bagarreur et le conquérant de la famille... Dans nos vies, il y a une bizarre continuité, beaucoup plus difficile à établir qu'on pourrait le penser, mais qui existe et à laquelle nous tenons. Si elle s'arrête, peu importe que la vie continue, à mon avis, parce que cela voudrait dire que rien n'a d'importance, que tout se vaut et ça, non, ce serait inadmissible, même si on ne connaîtrait jamais l'arnaque.

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  2. Bref, je serai cruel mais, sur ces questions, à mes yeux, c'est la vie et rien d'autre, et c'est bien suffisant pour être joyeux, parce que toute idée de continuité, sauf une, me paraît illusoire : je vais mourir, mais c'est aussi le cas de ce que j'aime, et de tout ce que je suis susceptible d'aimer. Un jour, on aura oublié Shakespeare, Napoléon, et l'ours M49 ; Jules César, Claude Monet, et les Beatles. Ce qui est terrible avec la mort, c'est qu'elle revient toujours, finalement, à une annulation pure et simple : laissez suffisamment de temps s'écouler, et ce sera comme si ce qui a été n'avait jamais existé (pouvoir que certains théologiens, comme Pierre Damien, attribuent à Dieu, et qui est considéré comme exorbitant par d'autres).
    C'est une façon de voir lucide, qui n'est pas dépressive et ne dévalorise pas du tout le fait d'exister. D'ailleurs, j'ai écrit qu'il y avait quelque chose qui n'était pas illusion, et c'est une certaine façon d'être. Je veux dire que tant qu'il y aura des humains ou des êtres conscients du même genre, il en sera pour écrire comme Shakespeare et pour se comporter comme Napoléon ; pour ressentir les choses comme nous et songer aux morts en regardant un merle sauter sur la branche d'un laurier - tant qu'il y aura des animaux, il y en aura bien un pour s'échapper de tous les enclos... Quelle importance que les futurs Shakespeare, Napoléon, Sergio Dalla Bernadina ou M49 n'aient pas la plus vague intuition que nous ayons pu exister, penser et ressentir comme eux ? Ce sera leur façon de célébrer le réel notre vraie continuité, qui durera le temps qu'elle durera, mais qui est bien plus sûre (et à mes yeux rassurante) qu'une vie après la mort sous une forme ou sous une autre, qui serait de toute façon à ce point différente de celle que nous vivons effectivement que ce serait comme d'avoir bel et bien disparu.
    Je me suis un peu emballé. De toute façon, je suis sûr que vous n'aurez retenu que l'histoire du whisky.

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  3. L’histoire du whisky, effectivement, est particulièrement jolie. Je partage vos hésitations quant à la réincarnation des âmes. Lorsqu’il n’y a plus de mémoire, il n’y a plus de sujet. Une âme sans mémoire ne sert strictement à rien. Et si dans l’au-delà je ne devais pas reconnaître mon chien et réciproquement, je ne vois pas l’intérêt de m’y rendre. Votre lecture me paraît tout à fait pertinente. Dans un autre contexte elle pourrait être la mienne. C’est que j’ai commencé ici avec une lecture différente, dont j’explore les potentialités. C’est une fiction parmi d’autres. La réalité, selon certains, est l’entrecroisement de ces fictions. Une métafiction.

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